Germinie Lacerteux | Page 2

Edmond de Goncourt
dont la fenêtre montrait un
étroit morceau de ciel coupé de trois noirs tuyaux de tôle, des lignes de
toits, et au loin, entre deux maisons qui se touchaient presque, la
branche sans feuilles d'un arbre qu'on ne voyait pas.
Dans la chambre, sur la cheminée, posait dans une boîte d'acajou carrée
une pendule au large cadran, aux gros chiffres, aux heures lourdes. À
côté deux flambeaux, faits de trois cygnes argentés tendant leur col
autour d'un carquois doré, étaient sous verre. Près de la cheminée, un
fauteuil à la Voltaire, recouvert d'une de ces tapisseries à dessin de
damier que font les petites filles et les vieilles femmes, étendait ses bras
vides. Deux petits paysages d'Italie, dans le goût de Berlin, une
aquarelle de fleurs avec une date à l'encre rouge au bas, quelques
miniatures, pendaient accrochés au mur. Sur la commode d'acajou, d'un
style Empire, un Temps en bronze noir et courant, sa faux en avant,

servait de porte-montre à une petite montre au chiffre de diamants sur
émail bleu entouré de perles. Sur le parquet, un tapis flammé allongeait
ses bandes noires et vertes. À la fenêtre et au lit, les rideaux étaient
d'une ancienne perse à dessins rouges sur fond chocolat. À la tête du lit,
un portrait s'inclinait sur la malade, et semblait du regard peser sur elle.
Un homme aux traits durs y était représenté, dont le visage sortait du
haut collet d'un habit de satin vert, et d'une de ces cravates lâches et
flottantes, d'une de ces mousselines mollement nouées autour des têtes
par la mode des premières années de la Révolution. La vieille femme
couchée dans le lit ressemblait à cette figure. Elle avait les mêmes
sourcils épais, noirs, impérieux, le même nez aquilin, les mêmes lignes
nettes de volonté, de résolution, d'énergie. Le portrait semblait se
refléter sur elle comme le visage d'un père sur le visage d'une fille.
Mais chez elle la dureté des traits était adoucie par un rayon de rude
bonté, je ne sais quelle flamme de mâle dévouement et de charité
masculine.
Le jour qui éclairait la chambre était un de ces jours que le printemps
fait, lorsqu'il commence, le soir vers les cinq heures, un jour qui a des
clartés de cristal et des blancheurs d'argent, un jour froid, virginal et
doux, qui s'éteint dans le rose du soleil avec des pâleurs de limbes. Le
ciel était plein de cette lumière d'une nouvelle vie, adorablement triste
comme la terre encore dépouillée, et si tendre qu'elle pousse le bonheur
à pleurer.
--Eh bien! voilà ma bête de Germinie qui pleure? dit au bout d'un
instant la vieille femme en retirant ses mains mouillées sous les baisers
de sa bonne.
--Ah! ma bonne demoiselle, je voudrais toujours pleurer comme ça!
c'est si bon! ça me fait revoir ma pauvre mère... et tout!... si vous
saviez!
--Va, va... lui dit sa maîtresse en fermant les yeux pour écouter, dis-moi
ça...
--Ah! ma pauvre mère!... La bonne s'arrêta. Puis, avec le flot de paroles
qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans l'émotion et

l'épanchement de sa joie, toute son enfance refluait à son coeur:--La
pauvre femme! Je la revois la dernière fois qu'elle est sortie... pour me
mener à la messe... un 21 janvier, je me rappelle... On lisait dans ce
temps-là le testament du roi... Ah! elle en a eu des maux pour moi,
maman! Elle avait quarante-deux ans, quand elle a été pour m'avoir...
papa l'a fait assez pleurer! Nous étions déjà trois, et il n'y avait pas tant
de pain à la maison... Et puis il était fier comme tout... Nous n'aurions
eu qu'une cosse de pois, qu'il n'aurait jamais voulu des secours du curé...
Ah! on ne mangeait pas tous les jours du lard chez nous... Ça ne fait
rien: pour tout ça, maman m'aimait un peu plus, et elle trouvait toujours
dans des coins un peu de graisse ou de fromage pour mettre sur mes
tartines... Je n'avais pas cinq ans quand elle est morte... Ce fut notre
malheur à tous. J'avais un grand frère qui était blanc comme un linge,
avec une barbe toute jaune... et bon! vous n'avez pas d'idée... Tout le
monde l'aimait. On lui avait donné des noms... Les uns l'appelaient
Boda, je ne sais pas pourquoi... Les autres Jésus-Christ... Ah! c'était un
ouvrier, celui-là! Il avait beau avoir une santé de rien du tout... au petit
jour il était toujours à son métier... parce que nous étions tisserands,
faut vous dire... et il ne démarrait pas avec sa navette, jusqu'au soir... Et
honnête avec ça, si vous saviez! On venait de partout lui apporter son
fil, et toujours sans peser... Il était très-ami avec le maître d'école, et
c'était lui qui faisait les sentences au carnaval. Mon père, lui,
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