Diego Gomez de Villanera est le dernier rejeton d'une grande famille napolitaine transplantée en Espagne sous le règne de Charles-Quint. Sa fortune est la plus grande de toute la Péninsule; s'il cultivait ses terres et s'il exploitait ses mines, il se ferait deux ou trois millions de revenu. En attendant, il a quatorze cent mille francs de rente, un peu moins que le prince Ysoupoff. Il a trente-deux ans, une jolie figure, une éducation exquise, un caractère honorable....
--Ajoutez: Et Mme Chermidy.
--Puisque vous savez cela, vous m'abrégez le chemin. Le comte, pour des raisons qui seraient trop longues à déduire, veut quitter Mme Chermidy et se marier, suivant son rang, dans une des familles les plus illustres du faubourg. Il recherche si peu la fortune, qu'il assurera à son beau-père cinquante mille francs de rente. Le beau-père qu'il désire, c'est vous; il m'a chargé de sonder vos dispositions. Si vous dites oui, il viendra aujourd'hui même vous demander la main de mademoiselle votre fille, et le mariage sera fait dans quinze jours.?
Pour le coup, le duc sauta à bas du lit et regarda le docteur entre les deux yeux:
?Vous n'êtes pas fou? lui dit-il; vous ne vous moquez pas de moi? Vous ne pouvez pas oublier que je suis le duc de La Tour d'Embleuse et que j'ai le double de votre age? est-ce bien vrai ce que vous m'avez dit?
--La vérité toute pure.
--Mais il ne sait donc pas que Germaine est malade?
--Il le sait.
--Mourante?
--Il le sait.
--Condamnée?
--Il le sait.?
Un nuage passa sur la figure du vieux duc. Il s'assit au coin de la cheminée froide sans s'apercevoir qu'il était presque nu; il appuya les coudes sur ses genoux et serra sa tête entre ses mains.
?Cela n'est pas naturel, reprit-il. Vous ne m'avez pas tout dit, et M. de Villanera doit avoir quelque motif secret pour demander la main d'une morte.
--En effet, répondit le docteur. Mais veuillez vous remettre au lit. C'est tout une histoire à raconter.?
Le duc revint se pelotonner sous la couverture. Ses dents claquaient de froid et d'impatience, et il attachait ses petits yeux sur le docteur avec la curiosité inquiète d'un enfant qui regarde ouvrir une boite de bonbons. M. Le Bris ne le fit pas attendre.
?Vous savez, lui dit-il, quelle est la position de Mme Chermidy?
--Veuve consolable d'un mari qu'on n'a jamais vu!
--J'ai rencontré M. Chermidy il y a trois ans, et je vous réponds que sa femme n'est pas veuve.
--Tant mieux pour lui! Peste! mari de Mme Chermidy! c'est une sinécure qui doit rapporter de beaux appointements!
--Voilà comme on fait des jugements téméraires! M. Chermidy est un honnête homme, et même un officier de quelque mérite. Je ne crois pas qu'il soit parti de bien haut; à trente-cinq ans, il était dans la marine marchande, capitaine au long cours. Il obtint d'être embarqué sur un navire de l'état, comme enseigne auxiliaire, et, après deux ans de services, le ministre lui signa un brevet d'officier. C'est en 1838 qu'il mit son coeur et son épaulette aux pieds d'Honorine Lavenaze. Elle avait pour tout bien ses dix-huit ans, les grands yeux que vous savez, un bonnet d'Arlésienne qui la coiffait à ravir et une ambition sans limites. Elle n'était pas, à beaucoup près, aussi belle qu'aujourd'hui. Je sais de sa propre bouche qu'elle était sèche comme un coup de baton et noire comme un petit corbeau. Mais elle était en vue, et partant souhaitée. Elle régnait au comptoir d'un bureau de tabac, et, depuis le préfet maritime jusqu'aux élèves de deuxième classe, toute l'aristocratie nautique de Toulon venait fumer et soupirer autour d'elle. Mais rien ne put faire tourner cette forte tête, ni la vapeur de l'encens, ni la fumée du cigare. Elle s'était juré d'être sage jusqu'à ce qu'elle e?t trouvé un mari, et nulle séduction ne la fit démordre de sa vertu. Les officiers l'avaient surnommée Croquet pour sa dureté; les bourgeois l'appelaient Ulloa, parce qu'elle était assiégée par la marine fran?aise.
Les épouseurs sérieux ne lui manquaient pas; on en trouve abondamment dans les ports de mer. Au retour des longues traversées, l'officier de marine a plus d'illusions, plus de na?veté, plus de jeunesse qu'il n'en avait le jour du départ; la première femme qui se présente à ses yeux lui appara?t aussi belle et aussi sainte que la France retrouvée: c'est la patrie en robe de soie! Le bonhomme Chermidy, simple comme un loup de mer, fut préféré pour sa candeur; il croqua cette brebis récalcitrante à la barbe de ses rivaux.
Cette bonne fortune, qui aurait pu lui faire des ennemis, ne nuisit en rien à son avenir. Quoiqu'il véc?t à l'écart, seul avec sa femme, dans une bastide isolée, il obtint un fort joli commandement sans l'avoir demandé. Depuis cette époque, il n'a vu la France qu'à très-rares intervalles; toujours en mer, il a
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