?Ma caisse d'épargne, à moi, la voici. C'est là que j'ai toujours placé mes fonds, et je m'en suis bien trouvé. Pas vrai, père Altroff??
Le père Altroff, suisse de profession, Alsacien de naissance, grand, vigoureux, ossu, pansu, large des épaules, énorme de la tête, et aussi rubicond qu'un jeune hippopotame, sourit du coin de l'oeil et fit avec sa langue un petit bruit qui valait un long poème.
Le jardinier, fine fleur de Normand, fit sonner son argent dans sa main, et répondit à l'honorable préopinant: ?Allais, marchais! ce qu'on a bu, on ne l'a plus. Il n'est tel placement qu'une bonne cachette dans un vieux mur ou dans un arbre creux. Argent bien enfouie, les notaires ne la mangent point!?
L'assemblée se récria sur la na?veté du bonhomme qui enterrait ses écus tout vifs, au lieu de les faire travailler. Quinze ou seize exclamations s'élevèrent en même temps. Chacun dit son mot, trahit son secret, enfourcha son dada, secoua sa marotte. Chacun frappa sur sa poche et caressa bruyamment les espérances certaines, le bonheur clair et liquide qu'il avait emboursé le matin. L'or mêlait sa petite voix aigu? à ce concert de passions vulgaires; et le cliquetis des pièces de vingt francs, plus capiteux que la fumée du vin ou l'odeur de la poudre, enivrait ces pauvres cervelles et accélérait le battement de ces coeurs grossiers.
Au plus fort du tumulte, une petite porte s'ouvrit sur l'escalier, entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Une femme, vêtue de haillons noirs, descendit vivement les degrés, traversa le vestibule, ouvrit la porte vitrée et disparut dans la cour.
Ce fut l'affaire d'une minute, et pourtant cette sombre apparition éteignit la joie de tous ces valets en belle humeur. Ils se levèrent sur son passage avec les marques d'un profond respect. Les cris s'arrêtèrent dans leur gosier, et l'or ne sonna plus dans leurs poches. La pauvre femme avait laissé derrière elle comme une tra?née de silence et de stupeur.
Le premier qui se remit fut le valet de chambre, un esprit fort.
?Sapristi! cria-t-il, j'ai cru voir passer la misère en personne. Voilà mon jour de l'an gaté dès le matin. Vous verrez que rien ne me réussira jusqu'à la Saint-Sylvestre. Brrr! j'ai froid dans le dos.
--Pauvre femme! dit le ma?tre d'h?tel. ?a a eu des mille et des cents, et puis voilà! Qui est-ce qui croirait que c'est une duchesse?
--C'est son gueux de mari qui lui a tout mangé.
--Un joueur!
--Un homme sur sa bouche!
--Un coureur qui trotte du matin au soir, avec ses vieilles jambes, à la suite de tous les cotillons!
--C'est pas lui qui m'intéresse: il n'a que ce qu'il mérite.
--Sait-on comment va Mlle Germaine?
--Leur négresse m'a dit qu'elle était au plus bas. Elle crache le sang à plein mouchoir.
--Et pas de tapis dans sa chambre! Cette enfant-là ne guérirait que dans les pays chauds, à Florence ou en Italie.
--?a fera un ange au ciel du bon Dieu.
--C'est ceux qui restent qui sont à plaindre!
--Je ne sais pas comment la duchesse sortira de là. Des comptes à n'en plus finir chez tous les fournisseurs! Le boulanger parle de leur refuser crédit.
--Combien ont-ils de loyer là-haut?
--Huit cents. Mais je m'étonne si monsieur à jamais vu la couleur de leur argent.
--Si j'étais de lui, j'aimerais mieux laisser le petit appartement vacant que de garder des personnes qui font tache dans l'h?tel.
--Es-tu bête! Pour qu'on ramasse sur le pavé le duc de La Tour d'Embleuse et sa famille? Ces misères-là, vois-tu, c'est comme les plaies du faubourg: nous avons tous intérêt à les cacher.
--Tiens! dit le marmiton, je m'en moque pas mal! Pourquoi qu'ils ne travaillent pas? Les ducs sont des hommes comme les autres.
--Gar?on! reprit gravement le ma?tre d'h?tel, tu dis des choses incohérentes. La preuve qu'ils ne sont pas des hommes comme les autres, c'est que moi, ton supérieur, je ne serai pas seulement baron pendant une heure de ma vie. D'ailleurs la duchesse est une femme sublime, et elle fait des choses dont ni toi ni moi ne serions capables. Mangerais-tu du bouilli pendant un an à tous tes repas?
--Dame! ?a n'est pas amusant, le bouilli!
--Eh bien! la duchesse met le pot-au-feu tous les deux jours, parce que son mari n'aime pas la soupe maigre. Monsieur d?ne d'un bon tapioca au gras, avec un bifteck ou une paire de c?telettes, et la pauvre sainte femme avale jusqu'au dernier morceau de g?te qui se bouillit dans la maison. Est-ce beau, cela??
Le marmiton fut touché dans l'ame. ?Mon bon monsieur Tournoy, dit-il au ma?tre d'h?tel, c'est des gens bien intéressants. Est-ce qu'on ne pourrait pas leur faire passer quelques douceurs, en s'entendant avec leur négresse?
--Ah bien oui! elle est aussi fière qu'eux; elle ne voudrait rien de nous. Et cependant m'est avis qu'elle ne déjeune pas tous les jours.?
Cette conversation aurait pu durer longtemps, si M. Anatole
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