George Sand | Page 9

Elme Caro
racheter son
indépendance. Ce mari, que nous ne retrouverons pas sur notre chemin,

sans être précisément une réalité offensive dans les premières années,
sans être d'ordinaire ni méchant ni brutal, s'était arrangé de manière à
devenir insupportable et à rendre la vie commune bien difficile à une
femme d'un caractère solitaire et assez sauvage, qu'on ne pouvait ni
asservir ni réduire dans ses habitudes et ses goûts. Quelques autres
défauts, plus graves, paraît-il, vinrent s'ajouter aux difficultés
conjugales et décidèrent une séparation, qui, d'abord partielle et
librement consentie, devint définitive.
Il arriva enfin un jour où Mme Dudevant reconquit son droit entier à
l'indépendance qu'elle avait tant de fois souhaitée. En 1836 un
jugement du tribunal de Bourges prononça la séparation à son profit et
lui laissa l'éducation des deux enfants. Mais déjà elle avait fait l'essai
dangereux de la célébrité littéraire par des oeuvres qui avaient surpris
l'attention publique. Elle y était arrivée avec les qualités dont nous lui
avons vu faire l'essai dans la retraite, intérieurement si agitée, où elle
avait vécu: l'habitude des longues rêveries, qui était devenue un abri
contre la vie réelle, une sensibilité très vive pour toutes les formes de la
souffrance humaine, une bonté qui fut pour elle une source
d'inspirations et en même temps une occasion perpétuelle d'erreurs et
de malentendus dans son existence; enfin une imagination inépuisable
dont elle avait suivi en secret, avec délices, les jeux et les combinaisons
tour à tour ravissantes et terribles, jusqu'au jour où elle imagina de les
jeter dans le public, qui s'en éprit passionnément et acclama le nom de
l'enchanteresse. On lui donna presque aussitôt sa place, et ce fut
souvent la première, dans cette illustre pléiade de romanciers qui
embrassait les noms si divers de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Jules
Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son éclat
personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins.
NOTES:
[Note 1: Sa grand'mère était la propre fille du maréchal Maurice de
Saxe et d'une des demoiselles Verrière, bien connues au XVIIIe siècle.
Son grand-père était le célèbre M. Dupin de Francueil, que
Jean-Jacques Rousseau et Mme d'Epinay désignent sous le nom de
Francueil seulement, et qui, à l'âge de soixante-deux ans, était encore

un reste d'homme charmant du dernier siècle. De ce mariage était né
Maurice Dupin, un militaire, brillant causeur la plume à la main, un peu
trop ami des aventures, qui, très jeune, unit son sort à celui d'une fort
aimable et spirituelle modiste de Paris, contre le gré de Mme Dupin,
tour à tour indulgente et courroucée. Maurice Dupin eut, en 1804, une
fille, Aurore, qui devait illustrer le nom de George Sand.]

CHAPITRE II
HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND
L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES
ROMANS
Quelle idée George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit
d'écrire pour le public? Même en faisant aussi large que l'on voudra la
part de la spontanéité, peut-on croire que cette intelligence, si
richement douée et si féconde, ait marché tout à fait au hasard, dans les
voies qui se sont offertes à elle, avec l'indifférence banale d'un talent
qui ne vise qu'au succès, ou bien s'est-elle développée selon la règle
inaperçue, mais active, d'instincts énergiques et permanents? Elle va
répondre pour nous:
«Je n'avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne
crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la
plume en main. Cela n'empêche pas que mes instincts ne m'aient fait, à
mon insu, la théorie que je vais établir, que j'ai généralement suivie
sans m'en rendre compte, et qui, à l'heure où j'écris, est encore en
discussion. Selon cette théorie, le roman serait une oeuvre de poésie
autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères
vrais, réels même, se groupant autour d'un type destiné à résumer le
sentiment ou l'idée principale du livre. Ce type représente généralement
la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont des
histoires d'amour. Selon la théorie annoncée (et c'est là qu'elle
commence), il faut idéaliser cet amour, ce type par conséquent, et ne
pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration en

soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais,
en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des événements; il faut
qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une
importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire,
des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l'habitude des
choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart
des intelligences. En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet,
en laissant à l'art du conteur le soin de placer ce sujet
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