George Sand | Page 3

Elme Caro
contrastes que sa
propre vie lui a présentés dès l'âge le plus tendre. Elle s'est formée au
milieu des luttes que le sang du peuple a soulevées dans son coeur et
dans sa vie, «et si plus tard certains livres firent de l'effet sur elle, c'est
que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les siennes».
Ajoutez à ces sentiments de solidarité et d'hérédité irrésistibles les
tiraillements douloureux, les déchirements mêmes du coeur que lui
imposent de cruels malentendus, perpétuellement balancée entre les
emportements de sa mère et les mépris à peine dissimulés de sa
grand'mère; véritable enfant de Paris, imbue des préjugés d'une race à
laquelle elle n'appartenait cependant que d'un côté, on comprend à
quelle école cette âme ardente, souvent muette par contrainte, fut
soumise et quel fonds d'amertume elle dut amasser en elle contre cette
différence des classes dont souffrit cruellement son enfance. À ce point
de vue, la lecture des premiers volumes de l'Histoire de ma vie est
singulièrement instructive et nous fait pénétrer dans les premières
impressions auxquelles s'éveilla cette existence, bizarrement divisée,
dès qu'elle prit conscience d'elle-même. De là ce qu'elle appela plus
tard ses instincts égalitaires et démocratiques, qui ne furent que
l'explosion de vieilles rancunes et de souffrances intimes, qui dataient
de loin. Quand elle lut, encore enfant, les Battuécas de Mme de Genlis,
un roman innocemment socialiste (sans que le nom fût encore
prononcé), ce fut l'institutrice et l'amie des rois qui révéla à l'enfant
rêveuse une partie de ses idées futures. Elle en resta toujours là, avec
une naïveté que l'âge ne corrigea pas, à travers des lectures et des
formules nouvelles qui amenèrent cette naïveté à déclamer plus d'une
fois toujours très sincèrement, mais un peu au hasard.
Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et
activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l'action naissante dans
les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d'imagination,
disait-elle, avait été toute sa vie d'enfant. Elle se rappelait fort bien le
moment où le doute lui était venu sur l'existence du père Noël, le grand

distributeur de cadeaux à l'enfance. Elle le regrettait sincèrement. La
première journée où l'enfant doute est la dernière de son bonheur naïf.
«Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre
les lois mêmes de sa nature. L'enfant vit tout naturellement dans un
milieu pour ainsi dire surnaturel, où tout est prodige en lui, et où tout ce
qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux.»
L'enfance elle-même, la naissance encore si voisine d'elle, ce flot de
sensations qui lui apportent la nouvelle d'un monde inconnu, tout cela
n'est-il pas un cours continu de merveilles? George Sand combat, en
toute occasion, la chimère de Rousseau, qui veut supprimer le
merveilleux sous prétexte de mensonge. Laissez faire la nature, elle sait
son métier. Ne devancez rien. «On ne rend pas service à l'enfant en
hâtant sans ménagement et sans discernement l'appréciation de toutes
les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-même et qu'il
l'établisse à sa manière durant la période de sa vie où, à la place de son
innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient
dans des erreurs plus grandes encore, et peut-être à jamais funestes à la
droiture de son jugement et, par suite, à la moralité de son âme.»
Elle était née rêveuse; tout enfant, elle se perdait dans des extases sans
fin qui l'isolaient du monde entier. L'habitude contractée, presque dès le
berceau, d'une rêverie dont il lui était impossible plus tard de se rendre
compte, lui donna de bonne heure l'air bête. «Je dis le mot tout net
parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimité de la
famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que ce soit vrai.» Ces
crises de rêverie prenaient quelquefois une durée et une intensité
extrêmes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la mort de son
père (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait une vague idée
de ce que c'est que la mort, elle resta des heures entières assise sur un
tabouret aux pieds de sa mère, ne disant mot, les bras pendants, les
yeux fixes, la bouche entr'ouverte: «Je l'ai souvent vue ainsi, disait sa
mère pour rassurer la famille inquiète; c'est sa nature; ce n'est pas bêtise.
Soyez sûre qu'elle rumine toujours quelque chose.» Elle ruminait, en
effet; c'était la forme habituelle d'une pensée active déjà. Elle a peint en
traits expressifs ce premier travail tout intérieur de son imagination. De
son propre mouvement, dans cette période de sa vie commençante, elle
ne lisait pas, elle était paresseuse par nature et avec délices; elle avouait

qu'elle n'avait pu se vaincre plus tard qu'avec de
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