quelque chose comme un voyage de découvertes.
De cette année de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en arrière, vers la fin de l'hiver de 1831, où George Sand vint s'installer à Paris avec le berceau de sa fille et son très léger bagage, quelques cahiers griffonnés à Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce vaste désert d'hommes, dont plusieurs étaient des concurrents redoutables, armés pour la lutte et prêts à défendre contre la nouvelle venue tous les accès des librairies, des journaux et des revues. J'ai essayé souvent de me représenter l'état d'esprit de la baronne Aurore Dudevant, quand, à l'age de vingt-sept ans, elle vint tenter l'avenir dans l'ignorance complète de ses forces, transfuge volontaire de la maison et de la vie conjugales, prête à faire pour son compte, et peut-être aussi pour l'instruction des autres, l'épreuve de ce grand problème, l'indépendance absolue de la femme. Quelle nature déjà complexe! Que d'influences contradictoires s'étaient croisées et mêlées en elle! à la voir à sa table de travail, dans sa mansarde du quai Saint-Michel, affublée de sa redingote en gros drap gris, ou bien encore à la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, à l'estaminet, aux musées, aux concerts, au parterre des théatres le soir des premières représentations, na?vement curieuse de tout ce qui intéressait alors la jeunesse intelligente, de tous les événements littéraires et politiques des assemblées, des clubs et de la rue, qui donc reconna?trait dans cet étudiant quelque peu tapageur l'élève mystique du couvent des Anglaises, l'humble et douce amie de la soeur Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l'aventureuse et rêveuse enfant des bruyères et des bois? Ce petit jeune homme déluré qui fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une troupe de camarades, sous la conduite d'un très vieux jeune homme vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la bohème littéraire de ce temps,--cet observateur vagabond, ce novice romancier, c'est une femme, très sérieuse au fond, qui a connu déjà de mortelles tristesses, qui a beaucoup vécu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert dans toutes ses affections intimes, qui a été meurtrie par tous les liens de la famille; ces liens étaient même devenus pour elle un supplice insupportable par la fatalité des circonstances et sans doute aussi par cette autre fatalité que chacun porte en soi et dont chacun est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire à Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature elle-même dans son jeu et la contraindre à son caprice; elle virilise autant qu'elle peut sa manière de vivre, son costume, ses go?ts, ses opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui circulent à travers le monde, qui lui font espérer un meilleur avenir pour l'humanité; elle a toutes les curiosités intellectuelles; elle va les expérimenter sur le vif; elle a l'impatience généreuse et déréglée du vrai absolu, et ce qu'elle a con?u comme vrai, elle n'imagine pas qu'on puisse l'ajourner un seul instant.
Déjà, à vingt-sept ans, que de régions d'idées n'a-t-elle pas explorées, en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arrêter dans aucune! Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses années d'apprentissage, et d'un apprentissage si rude! L'Histoire de ma vie[1] nous les fera parcourir, et nous suivrons, dans cet itinéraire exact, plus d'un sentier douloureux. Nous saisirons là, en même temps, les sources mystérieuses d'où jaillit son imagination naissante.
La première de ces sources, c'est à son origine même qu'il faut la rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dépendance assez étroite des influences qui pesèrent sur son berceau.
Fille du peuple par sa mère, fille de l'aristocratie par son père, elle devait, dit-elle, la plupart de ses instincts à la singularité de sa position, à sa naissance à cheval, comme elle le disait, sur deux classes, à son amour pour sa mère, contrarié et brisé par des préjugés qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle p?t les comprendre, à son affection non raisonnée pour son père, esprit frondeur et romanesque, qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son idéal, se donne tout entier à un amour exclusif et disproportionné qui le met en lutte, dans sa propre famille, contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passé; enfin à une éducation qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que sa propre vie lui a présentés dès l'age le plus tendre. Elle s'est formée au milieu des luttes que le sang du peuple
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