George Sand et ses amis | Page 9

Abert le Roy
savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: ?Mon Dieu, je vous donne mon coeur.? C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle e?t une idée de Dieu et d'elle-même. Le Pater, le Credo et l'Ave Maria, qu'elle disait en fran?ais, lui étaient aussi inintelligibles que si elle les e?t appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop fortes et trop profondes pour le premier age.
Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour, par exemple, au cours de la le?on d'alphabet, elle répondit à sa mère: ?Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.? Et, comme elle épelait toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de cette résistance opiniatre: ?C'est que je ne connais pas le B.? Le véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie. ?L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.? Elle proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Emile, veut supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son esprit un doute sur la réalité du père No?l. ?J'avais, écrit-elle, cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gateau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche.?
Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard un go?t analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur élèvera un théatre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune age, elle aimait se raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les soins du ménage. Aussi, pour qu'elle pr?t un peu l'air, la pla?ait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait les contes improvisés que sa mère appelait des romans.
A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison s'emplissait de bruit et de ga?té. L'enfant entendait prononcer le nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle l'aper?ut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère s'écria, toute joyeuse: ?Il t'a regardée, souviens-toi de ?a; ?a te portera bonheur!? Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: ?Je crois que l'Empereur entendit ces paroles na?ves, car il me regarda tout à fait, et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pale, dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise; il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment, et tout à coup si bienveillant et si doux.? Elle vit également le Roi de Rome dans les bras de sa nourrice, à une fenêtre des Tuileries d'où il riait aux passants. En apercevant Aurore, dont la physionomie lui plut sans doute, il se mit à rire davantage et jeta de son c?té un gros bonbon. Malgré les signes de la gouvernante du Roi, le factionnaire qui était au pied de la fenêtre ne voulut pas que le bonbon f?t ramassé.
De ces temps éloignés George Sand avait conservé des souvenirs très précis. Elle revoyait les jeux de son père qui, à table, pour la désappointer, feignait de vouloir manger tout le plat de vermicelle cuit dans du lait sucré, ou qui avec sa serviette faisait des figures de moine, de lapin ou de pantin,--distraction familière aux mess de sous-officiers. Cependant le bien-être et l'aisance ne régnaient pas à la maison. Maurice Dupin, aide de camp de Murat, en dépit de ses appointements et des dons de sa mère, se laissait endetter. On a accusé sa femme d'avoir été désordonnée et dépensière. L'Histoire de ma Vie proteste contre ce reproche: ?Ma
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