Gaspard de la nuit | Page 2

Louis Bertrand
surprise! rêvais-je? Une
terrasse que je n'avais pas soupçonnée aux suaves émanations de ses orangers, une jeune
fille vêtue de blanc, qui jouait de la harpe, un vieillard vêtu de noir qui priait à
genoux!--Le livre me tomba des mains.
«Je descendis chez les locataires de la terrasse. Le vieillard était un ministre de la religion
réformée qui avait échangé la froide patrie de sa Thuringe contre le tiède exil de notre
Bourgogne. La musicienne était son unique enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept ans
qu'effeuillait un mal de langueur; et le livre par moi réclamé était un eucologe allemand à
l'usage des églises du rite luthérien et aux armes d'un prince de la maison
d'Anhalt-Coëthen.
«Ah! monsieur, ne remuons pas une cendre encore inassoupie! Elisabeth n'est plus qu'une
Béatrix à la robe azurée. Elle est morte, monsieur, morte! et voici l'eucologe où elle
épanchait sa timide prière, la rose où elle a exhalé son âme innocente.--Fleur desséchée
en bouton comme elle!--Livre fermé comme le livre de sa destinée!--Reliques bénies
qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éternité, aux larmes dont elles seront trempées, quand la
trompette de l'archange ayant rompu la pierre de mon tombeau, je m'élancerai par-delà
tous les mondes jusqu'à la vierge adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sous les regards
de Dieu!...
--Et l'art, lui demandai-je?
--Ce qui dans l'art est sentiment était ma douloureuse conquête. J'avais aimé, j'avais prié.
Gott--Liebe, Dieu et Amour!--Mais ce qui dans l'art est idée leurrait encore ma curiosité.
Je crus que je trouverais le complément de l'art dans la nature. J'étudiai donc la nature.
«Je sortais le matin de ma demeure et je n'y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur le
parapet d'un bastion en ruines, j'aimais, pendant de longues heures, à respirer le parfum
sauvage et pénétrant du violier qui mouchète de ses bouquets d'or la robe de lierre de la
féodale et caduque cité de Louis XI[3]; à voir s'accidenter le paysage tranquille d'un coup

de vent, d'un rayon de soleil, ou d'une ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons des
haies se jouer dans la pépinière éparpillée d'ombres et de clartés, les grives accourues de
la montagne vendanger la vigne assez haute et touffue pour cacher le cerf de la fable, les
corbeaux s'abattre de tous les coins du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse d'un
cheval abandonnée par le pialey[4] dans quelque bas-fond verdoyant; à écouter les
lavandières qui faisaient retentir leur rouillot joyeux au bord de Suzon[5] et l'enfant qui
chantait une mélodie plaintive en tournant sous la muraille la roue du cordier.--Tantôt je
frayais à mes rêveries un sentier de mousse et de rosée, de silence et de quiétude, loin de
la ville. Que de fois j'ai ravi leurs quenouilles de fruits rouges et acides aux halliers mal
hantés de la fontaine de Jouvence et de l'ermitage de Notre-Dame-d'Étang, la fontaine des
Esprits et des Fées, l'ermitage du Diable[6]! Que de fois j'ai ramassé le buccin pétrifié et
le corail fossile sur les hauteurs pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par l'orage! Que de
fois j'ai pêché l'écrevisse dans les gués échevelés des Tilles[7], parmi les cressons qui
abritent la salamandre glacée et parmi les nénuphars dont bâillent les fleurs indolentes!
Que de fois j'ai épié la couleuvre sur les plages embourbées de Saulons, qui n'entendent
que le cri monotone de la foulque et le gémissement funèbre du grèbe! Que de fois j'ai
étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur
l'éternelle goutte d'eau de la clepsydre des siècles! Que de fois j'ai hurlé de la corne, sur
les rocs perpendiculaires de Chèvre-Morte, la diligence gravissant péniblement le chemin
à trois cents pieds au-dessous de mon trône de brouillards! Et les nuits mêmes, les nuits
d'été, balsamiques et diaphanes, que de fois j'ai gigué comme un lycanthrope autour d'un
feu allumé dans le val herbu et désert, jusqu'à ce que les premiers coups de cognée du
bûcheron ébranlassent les chênes! Ah! monsieur, combien la solitude a d'attraits pour le
poète! J'aurais été heureux de vivre dans les bois et de ne faire pas plus de bruit que
l'oiseau qui se désaltère à la source, que l'abeille qui picore à l'aubépine et que le gland
dont la chute crève la feuillée!...
--Et l'art, lui demandai-je?
--Patience! l'art était encore dans les limbes. J'avais étudié le spectacle de la nature,
j'étudiai les monuments des hommes.
«Dijon n'a pas toujours parfilé ses heures oisives aux concerts de ses philharmoniques
enfants. Il a endossé le haubert--coiffé le morion--brandi la pertuisane--dégaîné
l'épée--amorcé l'arquebuse--braqué le canon sur ses remparts--couru les champs tambour
battant et enseignes déchirées, et, comme le ménestrel gris de la barbe qui emboucha la
trompette avant de racler du rebec, il aurait de merveilleuses histoires à vous raconter, ou
plutôt, ses bastions croulants,
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