Frédéric | Page 5

Joseph Fiévée
perdu
avec le charron ce respect qui, chez les enfans, est le plus sûr garant de
la soumission.
Le pauvre curé de Mareil ne savoit plus que faire: non que les systêmes
lui manquassent; mais il ne trouvoit plus en moi cette bonne volonté
qui me les faisoit adopter avec la même chaleur qu'il les concevoit.
Occupé de notre situation respective, je l'entendis un jour causer ainsi
avec un de ses confrères, pour lequel il avoit la plus grande estime;
c'étoit le respectable curé d'Orville, homme bien rare, puisqu'il
soumettoit sa conduite, et même ses opinions, à ses devoirs.
«Eh bien! vous savez ce qui m'arrive avec le jeune Frédéric? Mes

ressources sont épuisées. J'ai voulu suivre les conseils de Rousseau; je
l'ai perdu.»
«--Je le crois sans peine.»
«--Son systême est pourtant bien beau, bien séduisant!»
«--Oui, sur le papier: mais c'est un systême; et il n'y en a pas de bon,
parce qu'il n'en est pas un seul qui puisse convenir à deux sujets
différens, ni auquel celui même qui l'a conçu veuille s'astreindre
rigoureusement dans la pratique.»
«--Eh! mon ami, si l'on ne se fait pas un système, ou si l'on n'en adopte
pas un, comment se conduira-t-on?»
«--Par l'habitude, si l'on n'est qu'un sot; par l'habitude encore, si l'on a
de l'esprit. La France peut-elle se plaindre de ne pas compter des grands
hommes dans tous les genres, autant et plus que tout autre pays? Ou
l'éducation qu'ils ont reçue y a contribué, ou elle n'y a pas contribué;
dans l'un ou l'autre cas, il faudroit encore en revenir à l'habitude.»
«--Ainsi, d'après votre systême...»
«--Moi, mon ami, je n'ai pas de système.»
«--Eh bien! d'après votre opinion, il faudroit faire aujourd'hui comme
on faisoit il y a mille ans, et les conceptions de nos plus grands génies
seroient perdues pour nous et pour la postérité.»
«--Voilà ce qui vous trompe; le temps seul suffirait pour changer les
institutions des hommes. Une nation entière n'adopte pas un systême, et
cependant il arrive que, sans efforts, sans qu'on s'en apperçoive, ce qu'il
y a de bon, d'utile, de possible dans tous les systêmes, se lie bientôt à
celui qui est établi. Voilà ce que j'appelle l'habitude, ce qu'il faut sans
cesse consulter; et le plus grand talent d'un instituteur est, en ne s'en
écartant pas, de l'adapter au génie particulier de son élève: encore ne
doit-il l'essayer qu'avec beaucoup de prudence.»

«--Vous disiez cependant tout-à-l'heure qu'il est rare que la même
éducation convienne également à deux individus; et, avec votre
habitude routinière, vous nous réduisez à une seule pour tous.»
«--Oui, parce qu'étant établie, ayant pour elle l'expérience et
l'assentiment général, elle sauve de toute responsabilité celui qui l'a
consultée; au lieu qu'après avoir suivi ses idées particulières, ce que
vous appelez son systême, s'il ne réussit pas, il a de véritables reproches
à se faire. Connoissez-vous beaucoup d'hommes assez constans dans
leurs opinions pour oser, sans crainte de regrets, les faire adopter aux
autres?»
«--Moi, s'écria le curé de Mareil, je....» et il s'arrêta. Puis, après un
instant de silence, il poursuivit: «Tenez, vous me prenez dans un
moment où je suis hors d'état de soutenir une discussion; mes idées sont
troublées par l'indocilité de Frédéric. Dites-moi, si tous étiez à ma place,
quel parti prendriez-vous maintenant?»
«--Celui de la plus grande sévérité; ce n'est que par elle que vous
vaincrez la dissipation qui s'est emparée de lui. Mon ami, l'enfance a
besoin d'être domptée; et comme on ne peut pas, sans être fou, lui
supposer assez d'instruction acquise pour sentir la nécessité de
s'instruire, il faut bien la forcer à vouloir ce que sa volonté libre ne lui
inspireroit jamais.»
«--Quelle erreur! moi, devenir le tyran de mon élève; lui donner pour
son maître une aversion qui s'étendroit bientôt sur l'étude; risquer de
rendre sournois, hypocrite, un enfant dont la franchise est le premier
charme; donner à cet âge heureux pour qui la nature a créé l'enjouement,
et les chagrins de l'homme fait, et la morosité de la vieillesse! non,
jamais, jamais. Pauvres jeunes gens! c'est nous qui troublons votre
félicité, lorsque notre raison devroit vous faire un jeu de vos devoirs, et
vous instruire en vous amusant. Oui, mon parti est pris; c'est par la
douceur que je le ramenerai. S'il m'en coûte plus de soins, je ne m'en
plaindrai pas: il étoit docile avant que je l'eusse confié à un charron.»
Qui fut bien content de la résolution de notre bon curé? Ce fut moi sans
doute, qui écoutois furtivement, et que le conseil d'être sévère à mon

égard avoit fait trembler jusqu'au fond de l'ame. Je quittai ma cachette
en sautant; je fus d'une gaieté folle toute la soirée, et je me promis de
me bien divertir, puisque l'on pouvoit s'instruire en s'amusant.
Le lendemain,
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