Eugenie Grandet | Page 9

Honoré de Balzac
jour
devant Dieu, plus chaste que ne l'etait la Vierge Marie elle-meme;
Grandet, saisi de pitie, disait en la regardant:
--Cette pauvre Nanon! Son exclamation etait toujours suivie d'un
regard indefinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de
temps a autre, formait depuis longtemps une chaine d'amitie non
interrompue, et a laquelle chaque exclamation ajoutait un chainon.
Cette pitie, placee au coeur de Grandet et prise tout en gre par la vieille
fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitie d'avare, qui

reveillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier, etait pour Nanon sa
somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: Pauvre Nanon! Dieu
reconnaitra ses anges aux inflexions de leur voix et a leurs mysterieux
regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantite de menages ou les
domestiques etaient mieux traites, mais ou les maitres n'en recevaient
neanmoins aucun contentement. De la cette autre phrase: "Qu'est-ce
que les Grandet font donc a leur grande Nanon pour qu'elle leur soit si
attachee? Elle passerait dans le feu pour eux!"Sa cuisine, dont les
fenetres grillees donnaient sur la cour, etait toujours propre, nette,
froide, veritable cuisine d'avare ou rien ne devait se perdre. Quand
Nanon avait lave sa vaisselle, serre les restes du diner, eteint son feu,
elle quittait sa cuisine, separee de la salle par un couloir, et venait filer
du chanvre aupres de ses maitres. Une seule chandelle suffisait a la
famille pour la soiree. La servante couchait au fond de ce couloir, dans
un bouge eclaire par un jour de souffrance. Sa robuste sante lui
permettait d'habiter impunement cette espece de trou, d'ou elle pouvait
entendre le moindre bruit par le silence profond qui regnait nuit et jour
dans la maison. Elle devait, comme un dogue charge de la police, ne
dormir que d'une oreille et se reposer en veillant.
La description des autres portions du logis se trouvera liee aux
evenements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle ou
eclatait tout le luxe du menage peut faire soupconner par avance la
nudite des etages superieurs.
En 1819, vers le commencement de la soiree, au milieu du mois de
novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la premiere fois.
L'automne avait ete tres beau. Ce jour etait un jour de fete bien connu
des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se
preparaient-ils a venir armes de toutes pieces, pour se rencontrer dans
la salle et s'y surpasser en preuves d'amitie. Le matin tout Saumur avait
vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnees de Nanon, se
rendant a l'eglise paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se
souvint que ce jour etait l'anniversaire de la naissance de mademoiselle
Eugenie. Aussi, calculant l'heure ou le diner devait finir, maitre
Cruchot, l'abbe Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils
d'arriver avant les des Grassins peur feter mademoiselle Grandet. Tous

trois apportaient d'enormes bouquets cueillis dans leurs petites serres.
La queue des fleurs que le president voulait presenter etait
ingenieusement enveloppee d'un ruban de satin blanc, orne de franges
d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours
memorables de la naissance et de la fete d'Eugenie, etait venu la
surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son present paternel,
consistant, depuis treize annees, en une curieuse piece d'or. Madame
Grandet donnait ordinairement a sa fille une robe d'hiver ou d'ete, selon
la circonstance. Ces deux robes, les pieces d'or qu'elle recoltait au
premier jour de l'an et a la fete de son pere, lui composaient un petit
revenu de cent ecus environ, que Grandet aimait a lui voir entasser.
N'etait-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour
ainsi dire, elever a la brochette l'avarice de son heritiere, a laquelle il
demandait parfois compte de son tresor, autrefois grossi par les La
Bertelliere, en lui disant:
--Ce sera ton douzain de mariage. Le douzain est un antique usage
encore en vigueur et saintement conserve dans quelques pays situes au
centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie,
sa famille ou celle de l'epoux doit lui donner une bourse ou se trouvent,
suivant les fortunes, douze pieces ou douze douzaines de pieces ou
douze cents pieces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergeres ne se
marierait pas sans son douzain, ne fut-il compose que de gros sous. On
parle encore a Issoudun de je ne sais quel douzain offert a une riche
heritiere et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape
Clement VII, oncle de Catherine de Medicis, lui fit present, en la
mariant a Henri II, d'une douzaine de medailles d'or antiques de la plus
grande valeur. Pendant le diner, le pere, tout joyeux de voir son
Eugenie plus belle dans une robe neuve, s'etait ecrie:
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