Eugenie Grandet | Page 5

Honoré de Balzac
ne veux pas, nous
verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n'ecrivait point. Lui
parlait-on? il ecoutait froidement, se tenait le menton dans la main
droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se
formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il
meditait longuement les moindres marches. Quand, apres une savante

conversation, son adversaire lui avait livre le secret de ses pretentions
en croyant le tenir, il lui repondait:
--Je ne puis rien conclure sans avoir consulte ma femme. Sa femme,
qu'il avait reduite a un ilotisme complet, etait en affaires son paravent
le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir
ni donner a diner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait economiser
tout, meme le mouvement. Il ne derangeait rien chez les autres par un
respect constant de la propriete. Neanmoins, malgre la douceur de sa
voix, malgre sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du
tonnelier percaient, surtout quand il etait au logis, ou il se contraignait
moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet etait un homme de
cinq pieds, trapu, carre, ayant des mollets de douze pouces de
circonference, des rotules noueuses et de larges epaules; son visage
etait rond, tanne, marque de petite verole; son menton etait droit, ses
levres n'offraient aucunes sinuosites, et ses dents etaient blanches; ses
yeux avaient l'expression calme et devoratrice que le peuple accorde au
basilic; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de
protuberances significatives; ses cheveux jaunatres et grisonnants
etaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient
pas la gravite d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez,
gros par le bout, supportait une loupe veinee que le vulgaire disait, non
sans raison, pleine de malice. Cette figure annoncait une finesse
dangereuse, une probite sans chaleur, l'egoisme d'un homme habitue a
concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul
etre qui lui fut reellement de quelque chose, sa fille Eugenie, sa seule
heritiere. Attitude, manieres, demarche, tout en lui, d'ailleurs, attestait
cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours reussi dans
ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en
apparence, monsieur Grandet avait-il un caractere de bronze. Toujours
vetu de la meme maniere, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il
etait depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de
cuir, il portait en tout temps des bas de laine drapes, une culotte courte
de gros drap marron a boucles d'argent, un gilet de velours a raies
alternativement jaunes et puces, boutonne carrement, un large habit
marron a grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses
gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et,

pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau a la
meme place, par un geste methodique. Saumur ne savait rien de plus
sur ce personnage.
Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le
plus considerable des trois premiers etait le neveu de monsieur Cruchot.
Depuis sa nomination de president au tribunal de premiere instance de
Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de
Bonfons, et travaillait a faire prevaloir Bonfons sur Cruchot. Il signait
deja C. de Bonfons. Le plaideur assez malavise pour l'appeler monsieur
Cruchot s'apercevait bientot a l'audience de sa sottise. Le magistrat
protegeait ceux qui le nommaient monsieur le president, mais il
favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient
monsieur de Bonfons. Monsieur le president etait age de trente-trois
ans, possedait le domaine de Bonfons (Boni Fontis), valant sept mille
livres de rente; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle
de son oncle l'abbe Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de
Tours, qui tous deux passaient pour etre assez riches. Ces trois Cruchot,
soutenus par bon nombre de cousins, allies a vingt maisons de la ville,
formaient un parti, comme jadis a Florence les Medicis; et, comme les
Medicis, les Cruchot avaient leurs Lazzi. Madame des Grassins, mere
d'un fils de vingt-trois ans, venait tres assidument faire la partie de
madame Grandet, esperant marier son cher Adolphe avec mademoiselle
Eugenie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait vigoureusement
les manoeuvres de sa femme par de constants services secretement
rendus au vieil avare, et arrivait toujours a temps sur le champ de
bataille. Ces trois des Grassins avaient egalement leurs adherents, leurs
cousins, leurs allies fideles. Du cote des Cruchot, l'abbe, le Talleyrand
de la famille, bien appuye par son frere le notaire, disputait vivement le
terrain a la financiere, et tentait de reserver le riche heritage a son
neveu le president. Ce combat secret entre les Cruchot et les des
Grassins, dont
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