la regardant:
--Cette pauvre Nanon! Son exclamation etait toujours suivie d'un regard indefinissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps a autre, formait depuis longtemps une chaine d'amitie non interrompue, et a laquelle chaque exclamation ajoutait un chainon. Cette pitie, placee au coeur de Grandet et prise tout en gre par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce pitie d'avare, qui reveillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier, etait pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: Pauvre Nanon! Dieu reconnaitra ses anges aux inflexions de leur voix et a leurs mysterieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantite de menages ou les domestiques etaient mieux traites, mais ou les maitres n'en recevaient neanmoins aucun contentement. De la cette autre phrase: "Qu'est-ce que les Grandet font donc a leur grande Nanon pour qu'elle leur soit si attachee? Elle passerait dans le feu pour eux!"Sa cuisine, dont les fenetres grillees donnaient sur la cour, etait toujours propre, nette, froide, veritable cuisine d'avare ou rien ne devait se perdre. Quand Nanon avait lave sa vaisselle, serre les restes du diner, eteint son feu, elle quittait sa cuisine, separee de la salle par un couloir, et venait filer du chanvre aupres de ses maitres. Une seule chandelle suffisait a la famille pour la soiree. La servante couchait au fond de ce couloir, dans un bouge eclaire par un jour de souffrance. Sa robuste sante lui permettait d'habiter impunement cette espece de trou, d'ou elle pouvait entendre le moindre bruit par le silence profond qui regnait nuit et jour dans la maison. Elle devait, comme un dogue charge de la police, ne dormir que d'une oreille et se reposer en veillant.
La description des autres portions du logis se trouvera liee aux evenements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle ou eclatait tout le luxe du menage peut faire soupconner par avance la nudite des etages superieurs.
En 1819, vers le commencement de la soiree, au milieu du mois de novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la premiere fois. L'automne avait ete tres beau. Ce jour etait un jour de fete bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se preparaient-ils a venir armes de toutes pieces, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amitie. Le matin tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagnees de Nanon, se rendant a l'eglise paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour etait l'anniversaire de la naissance de mademoiselle Eugenie. Aussi, calculant l'heure ou le diner devait finir, maitre Cruchot, l'abbe Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins peur feter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'enormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le president voulait presenter etait ingenieusement enveloppee d'un ruban de satin blanc, orne de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours memorables de la naissance et de la fete d'Eugenie, etait venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son present paternel, consistant, depuis treize annees, en une curieuse piece d'or. Madame Grandet donnait ordinairement a sa fille une robe d'hiver ou d'ete, selon la circonstance. Ces deux robes, les pieces d'or qu'elle recoltait au premier jour de l'an et a la fete de son pere, lui composaient un petit revenu de cent ecus environ, que Grandet aimait a lui voir entasser. N'etait-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, elever a la brochette l'avarice de son heritiere, a laquelle il demandait parfois compte de son tresor, autrefois grossi par les La Bertelliere, en lui disant:
--Ce sera ton douzain de mariage. Le douzain est un antique usage encore en vigueur et saintement conserve dans quelques pays situes au centre de la France. En Berry, en Anjou, quand une jeune fille se marie, sa famille ou celle de l'epoux doit lui donner une bourse ou se trouvent, suivant les fortunes, douze pieces ou douze douzaines de pieces ou douze cents pieces d'argent ou d'or. La plus pauvre des bergeres ne se marierait pas sans son douzain, ne fut-il compose que de gros sous. On parle encore a Issoudun de je ne sais quel douzain offert a une riche heritiere et qui contenait cent quarante-quatre portugaises d'or. Le pape Clement VII, oncle de Catherine de Medicis, lui fit present, en la mariant a Henri II, d'une douzaine de medailles d'or antiques de la plus grande valeur. Pendant le diner, le pere, tout joyeux de voir son Eugenie plus belle dans une robe neuve, s'etait ecrie:
--Puisque c'est la fete d'Eugenie, faisons du feu! ce sera de bon augure.
--Mademoiselle se mariera dans l'annee, c'est sur, dit la
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