En famille | Page 3

Hector Malot
couteau? J’entends d’en donner et d’en recevoir.
-- Nous ne sommes que ma mère et moi, et ma mère est malade.
-- Vous tenez à votre âne?
-- Bien sûr.
-- Eh bien, demain votre âne vous sera volé; v’là pour commencer,
vous verrez le reste; et ça ne sera pas beau; c’est Gras Double qui vous
le dit.
-- C’est vrai cela?
-- Pardi, si c’est vrai; vous n’êtes jamais venue à Paris?
-- Jamais.
-- Ça se voit; c’est donc des moules ceux d’Auxerre qui vous ont dit
que vous pouviez remiser là? pourquoi que vous n’allez pas chez Grain
de Sel?
-- Je ne connais pas Grain de Sel.
-- Le propriétaire du Champ Guillot, quoi! c’est clos de palissades
fermées la nuit; vous n’auriez rien à craindre, on sait que Grain de Sel
aurait vite fichu un coup de fusil a ceux qui voudraient entrer la nuit.
-- C’est cher?
-- L’hiver oui, quand tout le monde rapplique à Paris, mais en ce
moment je suis sur qu’il ne vous ferait pas payer plus de quarante sous
la semaine, et votre âne trouverait sa nourriture dans le clos, surtout s’il
aime les chardons.
-- Je crois bien qu’il les aime!
-- Il sera à son affaire; et puis Grain de Sel n’est pas un mauvais
homme.

-- C’est son nom, Grain de Sel?
-- On l’appelle comme ça parce qu’il a toujours soif. C’est un ancien
biffin qui a gagné gros dans le chiffon, qu’il n’a quitté que quand il
s’est fait écraser un bras, parce qu’un seul bras n’est pas commode pour
courir les poubelles; alors il s’est mis à louer son terrain, l’hiver pour
remiser les roulottes, l’été à qui il trouve; avec ça, il a d’autres
commerces: il vend des petits chiens de lait.
-- C’est loin d’ici le Champ Guillot?
-- Non, à Charonne; mais je parie que vous ne connaissez seulement
pas Charonne?
-- Je ne suis jamais venue à Paris.
-- Eh bien, c’est là.»
Il étendit le bras devant lui dans la direction du nord.
«Une fois que vous avez, passé la barrière, vous tournez, tout de suite à
droite, et vous suivez le boulevard le long des fortifications pendant
une petite demi-heure; quand vous avez traversé le cours de Vincennes,
qui est une large avenue, vous prenez sur la gauche et vous demandez;
tout le monde connaît le Champ Guillot.
-- Je vous remercie; je vais en parler a maman; et même, si vous
vouliez rester auprès de Palikare deux minutes, je lui en parlerais tout
de suite.
-- Je veux bien; je vas lui demander de m’apprendre le grec.
-- Empêchez-le, je vous prie, de prendre du foin.»
Perrine entra dans la voiture et répéta à sa mère ce que le jeune clown
venait de lui dire.
«S’il en est ainsi, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à Charonne; mais
trouveras-tu ton chemin? Pense que nous serons dans Paris.

-- Il parait que c’est très facile.»
Au moment de sortir elle revint près de sa mère et se pencha vers elle:
«Il y a plusieurs voitures qui ont des bâches, on lit dessus: «Usines de
Maraucourt», et au-dessous le nom: «Vulfran Paindavoine»; sur les
toiles qui couvrent les pièces de vin alignées le long du quai on lit aussi
la même inscription.
-- Cela n’a rien d’étonnant.
-- Ce qui est étonnant c’est de voir ces noms si souvent répétés.»
II
Quand Perrine revint prendre sa place auprès de son âne, il s’était
enfoncé le nez dans la voiture de foin, et il mangeait tranquillement
comme s’il avait été devant un râtelier.
«Vous le laissez manger? s’écria-t-elle.
-- J’vous crois.
-- Et si le charretier se fâche?
-- Faudrait pas avec moi.»
Il se mit en posture d’invectiver un adversaire, les poings sur les
hanches, la tête renversée.
«Ohé, croquant!»
Mais son concours ne fut pas nécessaire pour défendre Palikare; c’était
au tour de la voiture de foin d’être sondée à coups de lance par les
employés de l’octroi, et elle allait passer la barrière.
«Maintenant ça va être à vous; je vous quitte. Au revoir, mam’zelle; si
vous voulez jamais avoir de mes nouvelles, demandez Gras Double,
tout le monde vous répondra.»

Les employés qui gardent les barrières de Paris sont habitués à voir
bien des choses bizarres, cependant celui qui monta dans la voiture
photographique eut un mouvement de surprise en trouvant cette jeune
femme couchée; et surtout en jetant les yeux çà et là d’un rapide coup
d’oeil qui ne rencontrait partout que la misère.
«Vous n’avez rien à déclarer? demanda-t-il en continuant son examen.
-- Rien.
-- Pas de vin, pas de provisions?
-- Rien.»
Ce mot deux fois répété était d’une exactitude rigoureuse: en dehors du
matelas, de deux chaises de paille,
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