En ballon! Pendant le siege de Paris | Page 5

Gaston Tissandier
murs de la capitale cernée. Les missives du dedans ont pu recevoir ainsi les réponses du dehors. Tours a entendu Paris, Paris a entendu Tours. L'Attila des temps modernes, qui avait écrasé des armées, bombardé des villes, décimé des populations entières, s'est trouvé impuissant devant l'aérostat qui traversait les airs, comme devant l'oiseau qui fendait l'espace!
Le premier départ aérien s'exécuta le 23 septembre; Jules Duruof s'élève en ballon du la place Saint-Pierre à 8 heures du matin. Deux aérostats le suivent dans les airs, le 25 et le 26 du même mois. Mon frère et moi, qui avons fait, les années précédentes, un grand nombre d'ascensions en artistes et en amateurs, nous offrons nos services à M. Rampont. Paris, disons-nous, peut perdre deux soldats pour gagner deux courriers aériens. Les gardes nationaux ne manquent pas ici, mais les aéronautes sont rares.
Le jour même du départ de Louis Godard, un des administrateurs de la Poste m'appelle auprès de lui.
--Vous êtes prêt à partir en ballon, me dit-il.
--Quand vous voudrez.
--Eh bien! nous comptons sur vous demain matin à 6 heures, à l'usine de Vaugirard; votre ballon sera gonflé, nous vous confierons nos lettres et nos dépêches.
Le 30 septembre, à 5 heures du matin, je pars de chez moi avec mes deux frères qui m'accompagnent. J'arrive à l'usine de Vaugirard, mon ballon est gisant à terre comme une vieille loque de chiffons. C'est le _Céleste_, un petit aérostat de 700 mètres cubes, que son propriétaire a généreusement offert au génie militaire. Pour moi c'est presque'un ami, je le connais de longue date; il a failli me rompre les os, l'année précédente. Je le regarde avec soin, je le touche respectueusement, et je m'aper?ois, hélas! qu'il est dans un état déplorable. Il a gelé la nuit; le froid l'a saisi, son étoffe est raide et cassante. Grand Dieu! qu'aper?ois-je près de la soupape? des trous où l'on passerait le petit doigt, ils sont entourés de toute une constellation de piq?res. Ceci n'est plus un ballon, c'est une écumoire.
Cependant les aéronautes qui doivent gonfler mon navire aérien, arrivent. Ils ont avec eux une bonne couturière qui, armée de son aiguille, répare les avaries. Mon frère prend un pot de colle, un pinceau, et applique des bandelettes de papier sur tous les petits trous qui s'offrent à son investigation minutieuse. C'est égal, je ne suis que médiocrement rassuré, je vais partir seul dans ce méchant ballon, usé par l'age et le service; j'entends le canon qui tonne à nos portes; mon imagination me montre les Prussiens qui m'attendent, les fusils qui se dressent et vomissent sur mon navire aérien une pluie de balles!
La dernière fois que je suis monté dans le _Céleste_, je n'ai pu rester en l'air que trente-cinq minutes! Toutes les perspectives qui s'ouvrent à mes yeux ne sont pas très-rassurantes.
--Ne partez pas, me disent des amis, attendez au moins un bon ballon; c'est folie de s'aventurer ainsi dans un outil de pacotille.
Cependant, MM. Bechet et Chassinat arrivent de la Poste avec des ballots de lettres. M. Hervé Mangon me dit que le vent est très-favorable, qu'il souffle de l'est et que je vais descendre en Normandie; le colonel Usquin me serre la main et me souhaite bon succès. Puis bient?t M. Ernest Picard, à qui je suis spécialement recommandé, demande à m'entretenir; pendant une heure, il m'informe des recommandations que j'aurai à faire à Tours au nom du gouvernement de Paris; il me remet un petit paquet de lettres importantes que je devrai, dit-il, avaler ou br?ler en cas de danger. Sur ces entrefaites, le soleil se lève, et le ballon se gonfle. Ma foi, le sort en est jeté. Pas d'hésitations! Mon frère surveille toujours la réparation du ballon, il bouche les trous avec une attention dont il ne se sentirait pas capable, s'il travaillait pour lui-même: la besogne qu'il exécute si bien, me rassure. Il est certain que je préférerais un bon ballon, tout frais verni et tout neuf, mais je me suis toujours persuadé qu'il y avait un Dieu pour les aéronautes. Je me laisse conduire par ma destinée, les yeux bien ouverts, le coeur et les bras résolus. Je ne puis m'empêcher de penser à mon dernier voyage aérien. C'était le 27 juin 1869, au milieu du Champ de Mars. Je partais avec huit voyageurs dans l'immense ballon _le P?le Nord_. Qui aurait pu soup?onner, alors, la nécessité future des ballons-poste!
A 9 heures, le ballon est gonflé, on attache la nacelle. J'y entasse des sacs de lest et trois ballots de dépêches pesant 80 kilog.
On m'apporte une cage contenant trois pigeons.
--Tenez, me dit Van Roosebeke, chargé du service de ces précieux messagers, ayez bien soin de mes oiseaux. A la descente, vous leur donnerez à boire, vous leur servirez quelques grains de blé. Quand ils auront bien mangé, vous
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