En Kabylie | Page 2

J. Vilbort
aquilin et fier, surmontant une petite bouche souriante; le front large, couronné d'un magnifique diadème de cheveux bruns. Grande, svelte, avec des pieds d'enfant et les plus belles mains que les fils d'Adam admirèrent depuis ève. Le bon sens d'un vieux juge et la fantaisie d'une petite ma?tresse, l'esprit du diable et le coeur d'une soeur de charité; enfin, le courage du lion dans une enveloppe fragile, car le docteur Andral avait envoyé madame Elvire en Algérie pour y rétablir sa santé altérée par les hivers de Paris.
Son habit de voyage était des plus pittoresques sur un ample vêtement d'étoffe anglaise, elle portait un manteau doublé de petit-gris qui l'enveloppait tout entière, la protégeant contre la pluie, la poussière et le vent. Elle avait un grand chapeau de feutre aux larges bords, recouvert d'une coiffe blanche qui retombait sur les épaules. Un voile vert, flottant au vent, pouvait au besoin fermer la fenêtre que la coiffe laissait ouverte devant un visage blanc et rose, qui se trouvait ainsi défendu contre l'ardeur du soleil ou la curiosité des indigènes. ?Je suis laide à faire peur,? nous dit-elle en nous abordant. Certes, il fallait qu'elle f?t belle pour I'être encore dans cet appareil bizarre; mais il est des femmes douées de la grace originelle qui embellit tout.
Un des trois braves était le mari de madame Elvire. Dès la première étape, et d'une voix unanime, on l'appela le Conscrit; car nous reconn?mes que, rêveur et distrait, absorbé en lui-même, il était incapable de nous conduire. D'ailleurs, le Général paraissait lui inspirer une admiration sans bornes. Si merveilleux que f?t le paysage, ses yeux, après s'y être arrêtés un instant, se tournaient toujours vers madame Elvire comme pour chercher en elle un point de comparaison. Bient?t aussi il manifesta, dans sa fa?on d'envisager les hommes et les choses du monde africain, une tendance paradoxale qui lui valut par surcro?t le beau surnom de Philosophe. Voici l'homme en trois lignes: de moyenne taille, blond, assez sentimental, très-myope, et le mari le plus amoureux de sa femme qui se soit jamais vu.
M. Jules ***, qui faisait partie de notre corps d'armée, mérita les galons de Caporal par le zèle qu'il déploya au moment du départ. C'est lui qui retint nos places à la diligence d'Alger à Tizi-Ouzou et fit charger les bagages. Il fut en outre investi des fonctions d'agent comptable. Il portait sur ses épaules, très-bravement, ma foi! une soixantaine d'années dont plusieurs pesaient double. Plus nous avons l'épiderme sensible, et plus les ronces du chemin nous blessent cruellement: cet homme excellent s'était déchiré à plus d'un buisson épineux; mais il avait la jeunesse qui délie le temps, celle du coeur. M. Jules entourait madame Elvire de soins si empressés et si délicats, que l'heureux mari pouvait rêver tout le long de la route, certain que son trésor et lui-même étaient bien gardés par ce bon compagnon. Donc nous part?mes d'Alger le vendredi 7 avril, deux jours avant la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh, qui allait gagner successivement les Harars, les Ouled-Na?l, puis remonter dans le Tell jusqu'aux approches de Téniet, de Titéri et de Sétif. La Fortune était avec nous: quarante-huit heures plus tard, l'autorité se f?t jointe à nos amis pour nous retenir de gré ou de force; car, en pays insurgé, les touristes sont pour elle d'autant plus incommodes, qu'ils sont plus aventureux.
Quand la diligence quitta la place Bresson, emportée dans la rue de Constantine par ses six chevaux lancés au galop, le soleil sortait radieux de son lit d'or et de pourpre. Un grand calme règne sur la mer qui, à l'horizon, embrasse le ciel derrière le magique rideau des brouillards irisés. A gauche, la rade d'Alger, du cap Matifou à la pointe Pescade, ressemble à une énorme coquille de nacre de perle aux reflets changeants; à droite, les crêtes de la Bou-Zaréah et de Mustapha-Supérieur se dorent et se découpent en arêtes vives sur un azur à teintes d'opale. Les villas éparses brillent comme autant de perles dans le collier d'émeraudes des collines, dont le pied demeure enveloppé de vapeurs noires. Derrière nous, coiffée comme d'un turban maure par les maisons de sa ville haute superposées en terrasse, Alger, inondée de lumière, caressée par les brises marines, parfumée par la flore orientale, semble vouloir déployer toutes ses séductions pour nous retenir dans ses murs hospitaliers.
Madame Elvire est émue: un diamant étincelle entre les cils de sa paupière, et elle dit en soupirant: ?Mon doux Alger, quand te reverrai-je?? La conquête de 1830 n'est-elle pas justifiée par ce regret et cette larme?
Nous saluons de la main, comme un ami, le palmier de la rue de Constantine qui, sous le souffle de la première brise, s'incline pour nous souhaiter un bon voyage. A Mustapha-lnférieur, nous prenons la route de la Maison-Carrée, qui contourne à
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