Elle et lui | Page 4

George Sand
eu!
Mais la pendule marquait cinq heures de l'après-midi. Et Thérèse, après
avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à
son domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille
Catherine diverses recommandations particulières et monta en fiacre.
Deux heures après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu
voûtée et parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure.
Elle s'enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit
un petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa
compagne, qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne
pouvait pas manger.
De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée; mais,
quand le prince D... vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit
qu'une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu'il
le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.
Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'était habillé avec une hâte
fiévreuse. Il s'était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait
jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les
boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l'air
qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt
lentement. Quand le prince D... fut parti en lui faisant dix fois
promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l'escalier pour le
prier de l'attendre et lui dire qu'il renonçait à toute affaire pour le suivre;
mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se jeta sur
son lit.

--Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque
chose là-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le
troisième jour, c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou
un Américain que je ne connais pas! Mais elle connaît, certainement,
elle, ce Palmer, qu'elle appelle par son petit nom! D'où vient alors qu'il
m'a demandé son adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle
avec moi? Je ne suis pas l'amant de Thérèse, je n'ai aucun droit sur elle!
L'amant de Thérèse! je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en
préserve! une femme qui a cinq ans de plus que moi, peut-être
davantage! Qui sait l'âge d'une femme, et de celle-là précisément, dont
personne ne sait rien? Un passé si mystérieux doit couvrir quelque
énorme sottise, peut-être une honte bien conditionnée. Et avec cela, elle
est prude, ou dévote, ou philosophe, qui peut savoir? Elle parle de tout
avec une impartialité, ou une tolérance, ou un détachement... Sait-on ce
qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si
seulement elle est capable d'aimer?
Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.
--Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais
qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de
mademoiselle Jacques.
Laurent tressaillit.
--Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en
faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.
--Moi? Rien... c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne
la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut
se faire peindre que je demande son adresse.
--Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?
--Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a remarquée?
Elle est faite pour cela!
--Vous trouvez?

--Eh bien, et vous?
--Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.
--Vous l'aimez beaucoup?
--Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la
cour.
--Vous la voyez souvent?
--Quelquefois.
--Alors vous êtes son ami... sérieux?
--Eh bien, oui, un peu... Pourquoi riez-vous?
--Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami
sérieux d'une femme... jeune et belle!
--Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon
camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à
un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être blonde.
Je n'aime les blondes qu'en peinture.
--Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des
cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange
singulièrement. Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.
--Le mot est joli; mais... vous aimez les grandes femmes, vous!
--Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites mains.
C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis
amoureux.
--Tiens, quelle idée vous avez là!
--Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît
pas?

--Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là,
je tâcherais
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