la chaleur de leurs discussions, à la malice de leurs plaisanteries, au mordant de leurs épigrammes, qu'ils vont se brouiller pour toujours: bien au contraire, ils n'en sont que mieux ensemble.
--Cela se comprend. Quand les coeurs sont d'accord, les esprits peuvent se combattre impunément.
--Leurs coeurs? Je ne crois pas qu'ils soient pour rien dans tout cela; ce qui ne les empêchera pas d'être très-fidèles l'un à l'autre: les cha?nes de l'amour-propre sont plus solides que celles de l'amour, dit-on, et comme ils se connaissent réciproquement plus d'esprit qu'à personne au monde, ils ne se laisseront pas échapper. On tient toujours à ce qu'on ne peut remplacer.
--Mais si j'en crois les amis de la baronne, elle ne se contente pas des suffrages de M. de Rheinfeld.
--Sans doute elle les veut tous, elle sait trop bien qu'elle leur doit son amour, et qu'un peu moins admirée par le monde dans ce qu'elle a de supérieur, M. de Rheinfeld ne verrait plus que la beauté qui lui manque. Ah! vous ne saurez jamais combien il est difficile de se faire aimer quand on n'est pas jolie!
--Pourtant les exemples ne sont pas rares. Madame de Bourdic, madame Fanny de Beauharnais sont encore là pour prouver...
--Que la petite vanité de voir sa complaisance et ses infidélités célébrées dans de jolis vers de boudoirs, peut donner le courage de se consacrer quelque temps à une femme laide, voilà tout; mais ces amours-là ne font point de dupes, pas même parmi les gens qui en paraissent le plus dominés. L'illusion n'entre pour rien dans leur attachement, c'est ce qui en assure la durée.
--Celui de M. de Rheinfeld pour madame de Seldorf est fondé sur des motifs plus graves; il y a tant de prestige dans une grande supériorité!
--Aussi est-il fier de sa conquête, et ne se donne-t-il parfois des airs d'inconstance que pour empêcher le sentiment de la baronne de s'endormir dans la sécurité.
--Ah! vous le croyez capable d'un si misérable calcul?
--Et de bien d'autres, vraiment; mais ne me demandez pas ce que je pense de vos révolutionnaires; je me reconnais injuste envers ceux qui valent quelque chose; j'ai trop vu les autres à l'oeuvre. Il en est résulté une antipathie pour tous, que je ne saurais vaincre; heureusement, j'ai peu l'occasion de les voir.
--Parce que vous ne rendez pas à madame Talma les visites que vous lui devez; et c'est un tort qui touche à l'ingratitude.
--J'en conviens, mais je m'en donnerais un plus grand en lui montrant mon aversion pour ses amis. Quant à elle, vous savez combien j'aime à la trouver chez vous et à lui parler de ma reconnaissance. Ce n'est pas que j'ignore ses élans patriotiques et sa prédilection pour les nouvelles idées, mais je les lui pardonne en faveur de leur ténacité; car du temps de ce vieux prince de Soubise, dont elle a hérité, elle amusait la société du prince par des épigrammes sur les travers de la noblesse, et par ses prédictions sur les malheurs que tant d'abus attiraient aux premières familles de France. En l'appelant la Cassandre de la Révolution, hélas! on ne pensait pas dire si juste!
--Puisse-t-elle être encore douée de la même puissance, car elle m'a prédit ce soir le prochain retour de votre soeur à Paris.
--Quoi! Siéyès consentirait...
--Oui, à se rendre caution, près des autorités régnantes, de la famille dont il sollicite la radiation. Vous voyez qu'il y a du bon dans ces monstres-là.
--Ah! qui pourrait vous voir, vous entendre, et ne pas faire tout ce que vous désirez? s'écria M. de Savernon, en baisant la main d'Ellénore.
Cet entretien prouva à madame Mansley l'impossibilité d'amener jamais M. de Savernon à supporter la société des gens d'une opinion contraire à la sienne, malgré les obligations qu'il pourrait leur avoir. Elle se résigna à porter à elle seule tout le poids de la reconnaissance due à de si éminents services. Noble détermination qui ajouta encore à l'embarras de sa situation et partagea sa vie journalière entre les deux sociétés les plus opposées.
A mesure qu'un personnage de l'ancien régime obtenait la faveur de rentrer en France, M. de Savernon l'amenait chez madame Mansley, où son titre d'exilé ruiné lui attirait un accueil gracieux, et quand elle avait fait les honneurs de son modeste d?ner au prince de Poix, au duc de Duras, au comte Charles de Noailles, au vieux duc de Laval, elle allait finir sa soirée chez une des amies de nos grands publicistes. Là, séduite par l'attrait de tant d'esprit supérieurs, elle se félicitait du sentiment qui l'obligeait à se montrer bienveillante envers eux, et voyait avec plaisir les plus influents lui fournir chaque jour un nouveau motif de reconnaissance.
Elle rencontrait souvent chez madame Talma et chez la marquise de Condorcet une jeune femme que la reconnaissance y attirait aussi, et dont le mari était sorti de
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