Ellénore, Volume II | Page 3

Sophie Gay
mourir ou se distraire momentanément de ses regrets, lorsqu'ils sont de nature à dévorer la vie. Leur part est encore assez grande dans la solitude des jours et dans l'insomnie des nuits. On ne les porte dans le monde qu'à la condition de ne les pas montrer. Mais l'indifférent aux yeux duquel vous n'avez de prix que par votre désespoir, ne vous pardonne pas de l'avoir laissé amortir par le temps, et vous fait un crime de vos efforts à le lui cacher.
Ellénore commit cette injustice, et tout au souvenir du séjour de M. de Condorcet dans les carrières, où il avait souffert la faim; de ce petit livre latin qui avait été le délateur du marquis, de son courage à se laisser mourir d'inanition pour se soustraire à l'échafaud; Ellénore s'étonnait que sa veuve p?t parler d'autre chose.
Cependant la belle Sophie de Condorcet avait un air imposant qui allait fort bien à son nom et à ses malheurs. Son sérieux lui tenait lieu de tristesse; et ses amis seuls savaient que sa gravité n'était pas invincible.
--Puisque vous venez ici en solliciteuse, dit à part madame Talma à Ellénore, il faut vous résigner à être un peu coquette, c'est l'unique moyen d'attendrir nos farouches républicains. Chénier, par exemple, vous saurait gré d'un petit mot sur sa dernière tragédie.
--Sur Timoléon, répondit Ellénore, je croyais que c'était lui rendre service que de n'en rien dire.
--Il ne tient pas à ces sortes de délicatesse, reprit en souriant madame Talma. Vantez-le, n'importe comment. C'est l'homme du monde le plus sensible à l'éloge, surtout lorsqu'il sort d'une jolie bouche.
--Je ne saurais; il a l'air trop dédaigneux.
--Ah! si vous en êtes encore à croire aux airs, vous ne parviendrez à rien de ce que vous voulez. Apprenez donc, ma chère enfant, qu'on se donne toujours l'air du caractère le plus opposé au sien; par exemple, Chénier, qui affecte des principes antimonarchiques, et nous écrit des odes spartiates, est marquis dans l'ame; il fait faire antichambre chez lui aux sans-culottes, comme les courtisans faisaient antichambre chez le prince de Rohan. C'est toujours les mêmes souplesses d'une part, les mêmes airs protecteurs de l'autre. Les révolutions déplacent les choses et les gens, mais ne les changent pas de nature. Chénier est né aristocrate; la peur des cachots et de la guillotine l'a fait républicain. N'allez pas en rien conclure contre sa bravoure. Il a prouvé, dans plus d'une circonstance, qu'il savait porter l'épée d'un gentilhomme; mais on en a vu d'aussi braves que lui fléchir devant l'échafaud: il n'y a que nous autres femmes qui n'y prenions pas garde. C'est qu'il mena?ait d'ordinaire ceux que nous aimions plus que la vie. Vous êtes là pour le prouver, car le moment de votre arrivée ici fut bien mal choisi; mais votre courage a été récompensé: ne vous en faites pas un droit pour commettre la moindre imprudence. La chute de Robespierre n'a pas entra?né celle de tous ses amis, et ce qu'il en reste est sans pitié pour les partisans de l'ancien régime. On sait que vous en recevez plusieurs. Eh bien, dans leur intérêt même, faites-vous des amis parmi les n?tres. Il y en a de dignes d'une préférence.
--Je n'en doute pas, reprit Ellénore, puisqu'ils sont honorés de la v?tre; mais vous me permettrez, madame, de m'en tenir à votre protection.
En disant ces mots, Ellénore se retira.

II
--Quelle ravissante personne! s'écrièrent à la fois M. Riouffe et Maillat Garat dès que madame Mansley eut quitté le salon. Elle est Irlandaise, dites-vous? mais elle parle fran?ais sans le moindre accent, et avec une délicatesse d'expression ordinairement impossible aux étrangers.
--C'est qu'elle a été élevée en France, répondit madame Talma.
--Ah! racontez-nous son histoire, dit Riouffe. Si jeune qu'elle soit, elle a déjà d? faire des passions.
--Sans compter la v?tre, car vous me paraissez décidé à l'adorer, interrompit Chénier.
--Ma foi, si j'étais plus aimable, je tenterais sa conquête.
--Tentez toujours; les femmes ont des caprices si bizarres.
--Non, Riouffe n'a pas de chances, dit Garat: sa conversation est trop légère. La pruderie de madame Mansley s'en effaroucherait trop vite.
--Elle est prude? dit Chénier. J'aurai d? le deviner. Elle doit être fière aussi. Son rang l'y oblige, ajouta-t-il d'un ton moqueur. Mais tout cela n'empêche pas qu'elle ne soit fort jolie, et ne déraisonne sérieusement avec beaucoup d'esprit.
Alors il s'engagea une sorte de combat entre les admirateurs et les détracteurs d'Ellénore, qui déplaisait visiblement à la ma?tresse de la maison, et qu'elle voulut terminer en disant:
--Vous êtes tous également exagérés dans votre opinion sur madame Mansley. Je suis certaine que celle d'Adolphe, qui garde le silence, est la seule raisonnable. Voyons, que pensez-vous de cette belle Ellénore?
--Moi, madame, répondit Adolphe avec l'air d'un homme qu'on éveille en sursaut. Je ne l'ai pas vue.
--Quoi; vous n'avez pas vu cette femme charmante dont nous parlons depuis une heure?
--J'ai
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