Du style gothique au dix-neuvième siècle | Page 2

Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc
des églises dans le style de l'architecture dite gothique.
Cette question principale, résolue négativement par l'auteur de la proposition, devait naturellement provoquer des explications de plus d'un genre dans une réunion d'artistes, où tout ce qui touche aux intérêts de l'art, à ses principes, à ses traditions, excite des sympathies si puissantes et si éclairées. Ainsi posée devant l'Académie, la question du gothique a donc été envisagée sous toutes ses faces par les honorables membres qui ont pris part à cette discussion, soit de vive voix, soit par écrit: et lorsqu'à la suite de débats si intéressants, l'opinion de l'Académie s'est prononcée d'une manière si imposante, il importe qu'il reste dans ses archives un témoignage de cette discussion, ne f?t-ce que pour servir d'avertissement ou du protestation, dans le cas possible d'une faute du pouvoir ou d'une erreur de l'opinion.
L'intérêt qu'excitent les beaux édifices gothiques de notre pays ne pouvait manquer de trouver dans l'Académie de nombreux et d'éloquents interprètes. Ces édifices, dont les plus parfaits rappellent l'un des plus grands siècles de notre histoire, celui de Philippe-Auguste et de saint Louis, captivent au plus haut degré le sentiment religieux; ils élèvent, à l'aspect de leurs vo?tes sublimes, la pensée chrétienne vers le ciel; ils plaisent à l'imagination; ils agissent même sur les sens par l'effet de leurs brillants vitraux, où tous les mystères de l'église se montrent étincelants de l'éclat des plus vives couleurs, et ils réalisent ainsi, à l'oeil et à l'esprit, l'image de cette Jérusalem céleste vers laquelle aspire la foi du chrétien. à ne les juger que par les impressions qu'elles produisent, impressions toutes de respect, de recueillement et de piété, les églises gothiques charment et touchent profondément; et c'est vainement que la froide et sévère raison s'efforce de détruire un effet qui s'adresse au go?t et au sentiment.
Mais aussi n'est-il pas question ni de contester cet effet, ni de combattre ce sentiment, en ce qui regarde les édifices de ce style qui couvrent notre pays, et qui sont les monuments sacrés de notre culte, les témoins respectables de notre histoire; loin de là: il s'agit de les entourer de tous les soins que leur vieillesse exige, que leur caducité réclame; il s'agit de les conserver, de les perpétuer, s'il est possible, aussi longtemps que les glorieux souvenirs qui les consacrent, aussi longtemps que vivra la langue et le génie de la France; et, pour cela, l'état dans lequel ils se trouvent aujourd'hui ne fournira malheureusement que trop d'occasions de se signaler au zèle patriotique, pourvu de toutes les ressources d'une nation telle que la n?tre. Que l'on répare donc les édifices gothiques, sur lesquels s'est si sensiblement appesanti le poids de huit siècles, joint à trois siècles d'indifférence et d'abandon; qu'on les répare avec ce respect de l'art qui est aussi une religion, c'est-à-dire avec cette profonde intelligence de leur vrai caractère, qui n'y ajoute aucun élément étranger, qui n'en altère aucune forme essentielle; c'est ce que demande la raison, c'est ce que conseille le go?t, c'est ce que veut l'Académie.
La question se présente tout autrement, si l'on propose de batir de nouvelles églises dans le style gothique, c'est-à-dire de rétrograder de plus de quatre siècles en arrière, et de donner, pour expression monumentale à une société qui a ses besoins, ses moeurs, ses habitudes propres, une architecture née des besoins, des moeurs, des habitudes de la société du XIIe siècle; en un mot, il s'agit de savoir si, au sein d'une nation telle que la n?tre, en présence d'une civilisation qui n'a plus rien de celle du moyen age, il est convenable, je dirai même s'il est possible de construire des églises qui seraient une singularité, un anachronisme, une bizarrerie; qui appara?traient comme un accident au milieu de tout un système de société nouvelle, puisqu'elles ne pourraient prétendre à passer pour une relique d'une société défunte; qui formeraient un contraste choquant avec tout qui se batirait, avec tout ce qui se ferait autour d'elles, et qui, par cette contradiction seule, élevée a la puissance d'un monument, blesseraient la raison, le go?t, et surtout le sentiment religieux. Envisagée sous ce point de vue, la question a paru à l'Académie digne d'être sérieusement approfondie, et tout ce qu'elle a entendu de considérations alléguées de part et d'autre sur ce sujet, n'a pu que la confirmer dans l'opinion qu'elle s'était faite.
Il importe d'écarter d'abord de cette grave discussion un de ces préjugés, nés d'un sentiment respectable, mais qui ne saurait résister au plus léger examen, l'idée que l'architecture gothique serait l'expression propre du christianisme, qu'elle serait, comme on voudrait l'appeler, l'art chrétien par excellence. Il suffit, pour réfuter cette idée, de la plus simple connaissance de l'histoire de notre religion, considérée, comme le peuvent faire les artistes, dans les monuments de son culte. S'il est un fait avéré
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