Don Juan, ou le Festin de Pierre | Page 3

Molière
tête.
- Don Juan -

Tu le crois ?
- Sganarelle -
Oui.
- Don Juan -
Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t'avouer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma
pensée.
- Sganarelle -
Hé ! mon Dieu ! je sais mon don Juan sur le bout du doigt, et connais votre coeur pour le
plus grand coureur du monde ; il se plaît à se promener de liens en liens, et n'aime guère à
demeurer en place.
- Don Juan -
Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j'ai raison d'en user de la sorte ?
- Sganarelle -
Hé ! Monsieur...
- Don Juan -
Quoi ? Parle.
- Sganarelle -
Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais
si vous ne vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.
- Don Juan -
Et bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.
- Sganarelle -
En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et
que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.
- Don Juan -
Quoi ! tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au
monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se
piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et
d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !
Non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de
nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres
les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit
partout où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous
entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à
faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à
chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis
refuser mon coeur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le
demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après
tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement.
On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune beauté,
à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combatre, par des transports, par
des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes ; à
forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les
scrupules dont elle se fait un honneur, et la mener doucement où nous avons envie de la
faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à
souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité

d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre
coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux que de
triompher de la résistance d'une belle personne ; et j'ai, sur ce sujet, l'ambition des
conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre
à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs ; je me
sens un coeur à aimer toute la terre ; et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
- Sganarelle -
Vertu de ma vie ! comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris cela par coeur, et
vous parlez tout comme un livre.
- Don Juan -
Qu'as-tu à dire là-dessus ?
- Sganarelle -
Ma foi, j'ai à dire... Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il
semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avais les
plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire ; une
autre fois, je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.
- Don Juan -
Tu feras bien.
- Sganarelle -
Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disais
que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?
- Don Juan -
Comment, quelle vie est-ce
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