Discours de la méthode | Page 5

René Descartes
par la succession lente ou rapide des idées. Ces méditations, dans Descartes, avoient tourné en habitude[7]; elles le suivoient partout: dans les voyages, dans les camps, dans les occupations les plus tumultueuses, il avoit toujours un asile prêt où son ame se retiroit au besoin. C'étoit là qu'il appeloit ses idées; elles accouroient en foule: la méditation les faisoit na?tre, l'esprit géométrique venoit les encha?ner. Dès sa jeunesse il s'étoit avidement attaché aux mathématiques, comme au seul objet qui lui présentoit l'évidence[8]. C'étoit là que son ame se reposoit de l'inquiétude qui la tourmentoit partout ailleurs. Mais, dégo?té bient?t de spéculations abstraites, le désir de se rapprocher des hommes le rentra?noit à l'étude de la nature. Il se livroit à toutes les sciences: il n'y trouvoit pas la certitude de la géométrie, qu'elle ne doit qu'à la simplicité de son objet; mais il y transportoit du moins la méthode des géomètres. C'est d'elle qu'il apprenoit à fixer toujours le sens des termes, et à n'en abuser jamais; à décomposer l'objet de son étude, à lier les conséquences aux principes; à remonter par l'analyse, à descendre par la synthèse. Ainsi l'esprit géométrique affermissoit sa marche; mais le courage et l'esprit d'indépendance brisoient devant lui les barrières pour lui frayer des routes. Il étoit né avec l'audace qui caractérise le génie; et sans doute les événements dont il avoit été témoin, les grands spectacles de liberté qu'il avoit vus en Allemagne, en Hollande, dans la Hongrie et dans la Bohème, avoient contribué à développer encore en lui cette fierté d'esprit naturelle. Il osa donc concevoir l'idée de s'élever contre les tyrans de la raison. Mais, avant de détruire tous les préjugés qui étoient sur la terre, il falloit commencer par les détruire en lui-même. Comment y parvenir? comment anéantir des formes qui ne sont point notre ouvrage, et qui sont le résultat nécessaire de mille combinaisons faites sans nous? Il falloit, pour ainsi dire, détruire son ame et la refaire. Tant de difficultés n'effrayèrent point Descartes. Je le vois, pendant près de dix ans, luttant contre lui-même pour secouer toutes ses opinions. Il demande compte à ses sens de toutes les idées qu'ils ont portées dans son ame; il examine tous les tableaux de son imagination, et les compare avec les objets réels; il descend dans l'intérieur de ses perceptions, qu'il analyse; il parcourt le dép?t de sa mémoire, et juge tout ce qui y est rassemblé. Partout il poursuit le préjugé, il le chasse de retraite en retraite; son entendement, peuplé auparavant d'opinions et d'idées, devient un désert immense, mais où désormais la vérité peut entrer[9].
Voilà donc la révolution faite dans l'ame de Descartes: voilà ses idées anciennes détruites. Il ne s'agit plus que d'en créer d'autres. Car, pour changer les nations, il ne suffit point d'abattre; il faut reconstruire. Dès ce moment, Descartes ne pense plus qu'à élever une philosophie nouvelle. Tout l'y invite; les exhortations de ses amis, le désir de combler le vide qu'il avoit fait dans ses idées, je ne sais quel instinct qui domine le grand homme, et, plus que tout cela, l'ambition de faire des découvertes dans la nature, pour rendre les hommes moins misérables ou plus heureux. Mais, pour exécuter un pareil dessein, il sentit qu'il falloit se cacher. Hommes du monde, si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité; ce n'est jamais parmi vous que l'on fera ni que l'on pensera de grandes choses. Vous polissez l'esprit, mais vous énervez le génie. Qu'a-t-il besoin de vos vains ornements? Sa grandeur fait sa beauté. C'est dans la solitude que l'homme de génie est ce qu'il doit être; c'est là qu'il rassemble toutes les forces de son ame. Auroit-il besoin des hommes? N'a-t-il pas avec lui la nature? et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originale et pure. C'est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C'est dans la solitude surtout que l'ame a toute la vigueur de l'indépendance. Là elle n'entend point le bruit des cha?nes que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est libre comme la pensée de l'homme qui existeroit seul. Cette indépendance, après la vérité, étoit la plus grande passion de Descartes. Ne vous en étonnez point; ces deux passions tiennent l'une à l'autre. La vérité est l'aliment d'une ame fière et libre, tandis que l'esclave n'ose même lever les yeux jusqu'à elle. C'est cet amour de la liberté qui engage Descartes à fuir tous les engagements, à rompre tous les petits liens de société, à renoncer à ces emplois qui
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 148
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.