forcé, ma folie..., tout n'est-il pas là pour le prouver?...
--Capitaine,--continua-t-il avec l'accent de la résolution,--vous êtes le seul dans le pays qui me sachiez vivant.... Voulez-vous me promettre d'en garder le secret?... Vous allez me comprendre.... Il y a ici deux êtres qui portent mon deuil. C'est Talbot ... c'est Jeanne.... Ils me pleurent, mais ils sont heureux d'un bonheur auquel le Ciel les a destinés. Ce bonheur fera leur vie.... Mon devoir, à moi, est de rester dans la tombe où leurs pensées m'ont si souvent visité.... Promettez-moi que jamais ils ne sauront mon retour....
--Je le jure,--répondit le capitaine, visiblement ému.
--Merci. Mais dites-moi.... Depuis quand Talbot et Jeanne sont-ils mariés?
--Quelques semaines à peine. Jeanne a été longtemps malade. Le choc qui a ébranlé ta raison, dis-tu, l'a mise, elle, à deux doigts de la mort.... Pendant sa maladie,--c'est Talbot lui-même qui me l'a raconté,--elle n'a eu qu'une idée fixe. Elle revoyait son père, près d'expirer, unissant la main de Talbot à la sienne, et quand ce dernier veillait à son chevet, cherchant tous les moyens de la distraire:--Donnez-moi votre main,--lui disait-elle souvent. Il se rendait à son désir et elle murmurait en souriant:--Je suis heureuse et je veux être votre femme.--Le vieux Talbot pleurait sans rien dire. Mais, un jour, elle lui dit:-N'est-ce pas, ami, que nous devons nous marier? Promettez-moi que lorsque je serai guérie nous ferons notre devoir, promettez-moi que je serai votre femme....--Il dut lui faire cette promesse. Elle guérit et, au bout de sa convalescence, elle exigea qu'on publiat les bans.... Mais elle voulut garder ses habits de deuil.
--Des habits de veuve!--murmura Raymond.--Jeanne a fait son devoir.
Les deux hommes restèrent un instant silencieux. Tout à coup Raymond releva la tête:
--Il le faut,--s'écria-t-il.--Capitaine, il faut que je les revoie.... Oh! rassurez-vous, ils ne me verront pas, eux.... La nuit tombe et les quais sont obscurs.... Voulez-vous m'accompagner?
Le capitaine Robert fit un signe d'assentiment et ils sortirent.
VIII
Raymond et son compagnon arrivèrent sans être vus jusqu'à la naissance de la jetée. La maison de Talbot s'élevait tout près. Une lumière brillait aux fenêtres.
Le capitaine arrêta le matelot à quelques pas de la maison et s'avan?a seul. Il revint au bout d'un instant et, prenant le bras du jeune homme, il le conduisit près de la fenêtre éclairée.
--Regarde,--lui dit-il,--mais prends garde!
Raymond se pencha avidement.
Assise près d'une table, tout près de la fenêtre, Jeanne était là.
Elle fixait des yeux, sous la lumière vive d'une lampe, un objet caché dans sa main. Soudain cette main se porta à ses lèvres. Ce mouvement permit au matelot de voir en pleine lumière l'objet qu'elle tenait et qu'elle baisait à plusieurs reprises.
Un cri étouffé lui échappa:
--Mon portrait!...--murmura-t-il, pendant qu'un tremblement convulsif s'emparait de tous ses membres.
La tête lui tourna. Il allait crier, frapper au carreau, se trahir, quand un pas lourd se fit entendre du c?té de la jetée.
--Prends garde!--dit encore le capitaine.--C'est Talbot. Il a pu nous voir. Laisse-moi faire.
Et, tout en parlant, il for?a Raymond à se blottir dans un renfoncement de la muraille. Le jeune homme resta caché pendant que son compagnon allait au devant de Talbot.
Il entendit la voix du pilote jeter un salut amical au capitaine. Il le vit s'avancer de son c?té. Il reconnut le coup familier frappé au carreau.... La porte s'ouvrit. Un rayon de lumière s'allongea sur le pavé du quai, et l'ombre de Jeanne se maria un instant sur le sol à celle du vieux matelot.
Raymond crut que son coeur se brisait!...
L'épreuve n'était pourtant pas finie.
La porte s'ouvrit encore, et, dans la lumière de la fenêtre, le jeune homme vit Jeanne s'avancer.... La main de la jeune femme se tendit de son c?té pour détacher le volet de la fenêtre.
Il aurait pu saisir cette main, crier:--Jeanne!... c'est moi!...--la prendre dans ses bras comme le jour où elle lui avait dit:--Va et meurs!
Il ne le fit pas!...
Le bruit de la porte qui se refermait le décida seul à sortir de sa cachette.
Il chancelait. Le capitaine, qui arrivait, dut le soutenir un instant.
--Raymond,--dit-il avec une compassion mal dissimulée,--il ne faut pas rester ici... Reviens chez moi, mon gar?on...
--Non, capitaine,--répondit le jeune matelot avec plus de calme.--Vous l'avez dit: il ne faut pas rester ici.... La nuit favorisera mon projet.... Demain, je serai loin du Havre.
--Où vas-tu?
--Où Dieu me conduira.... N'est-il pas le ma?tre de nos destinées?
Les deux hommes s'embrassèrent. Raymond jeta un dernier regard vers la maison, maintenant sombre. Un sanglot déchira sa poitrine.
Puis, pressant une dernière fois la main du capitaine:
--Adieu!...
Et il se perdit dans la nuit.
End of Project Gutenberg's De profundis!, by Carolus [Charles-Auguste Durand]
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