De la Terre à la Lune | Page 9

Jules Verne
Locke [Cette brochure fut
publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut que
c'était une mystification scientifique, et les Français furent les premiers

à en rire.
--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus
belli_!...
--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire, avaient
été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce rapide
historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, s'élançant
dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et trente-sept fois plus
léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après dix-neuf jours de
traversée. Ce voyage, comme les tentatives précédentes, était
simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un écrivain populaire en
Amérique, d'un génie étrange et contemplatif. J'ai nommé Poe!
--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les paroles
de son président.
--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois ajouter que
quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en communication
sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un géomètre allemand
proposa d'envoyer une commission de savants dans les steppes de la
Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir d'immenses figures
géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs lumineux, entre autres
le carré de l'hypoténuse, vulgairement appel le «Pont aux ânes» par les
Français. «Tout être intelligent, disait le géomètre, doit comprendre la
destination scientifique de cette figure. Les Sélénites [Habitants de la
Lune.], s'ils existent, répondront par une figure semblable, et la
communication une fois établie, il sera facile de créer un alphabet a qui
permettra de s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le
géomètre allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et
jusqu'ici aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais
il est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, certain,
immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.
Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il
n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlev par
les paroles de l'orateur.
«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.
Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave

son discours interrompu:
«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis quelques
années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient parvenues,
si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus que, d'une façon
générale, la force de résistance des canons et la puissance expansive de
la poudre sont illimitées. Eh bien! partant de ce principe, je me suis
demandé si, au moyen d'un appareil suffisant, établi dans des
conditions de résistance déterminées, il ne serait pas possible d'envoyer
un boulet dans la Lune.
A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre
éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne le
pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint se faire
entendre.
«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question sous
toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse initiale de
douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et dirigé vers
la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc l'honneur de
vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette petite expérience!
III -------------------- EFFET DE LA COMMUNICATION
BARBICANE
Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles de
l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle
succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de toutes
ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine! C'était un
désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches criaient, les mains
battaient, les pieds ébranlaient le plancher des salles. Toutes les armes
de ce musée d'artillerie, partant à la fois, n'auraient pas agité plus
violemment les ondes sonores. Cela ne peut surprendre. Il y a des
canonniers presque aussi bruyants que leurs canons.
Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, car
ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant s'épuisa en
violentes détonations. On ne l'entendit même pas. Bientôt il fut arraché

de son siège, porté en triomphe, et des mains de ses fidèles camarades il
passa dans les bras d'une foule non moins surexcitée.
Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot
«impossible» n'était pas français;
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