De léducation dun homme sauvage | Page 9

Jean Itard
rejetter dans l'eau bouillante. Quand on lui donnait un flambeau à allumer avec du papier, il n'attendait pas toujours que le feu e?t pris à la mêche, pour rejetter avec précipitation le papier dont la flamme était encore bien éloignée de ses doigts. Si on l'excitait à pousser ou à porter un corps, tant soit peu résistant ou pesant, il lui arrivait quelquefois de le laisser là tout-à-coup, de regarder le bout de ses doigts, qui n'étaient assurément ni meurtris ni blessés, et de poser doucement la main dans l'ouverture de son gilet. L'odorat avait aussi gagné à ce changement. La moindre irritation portée sur cet organe provoquait l'éternuement; et je jugeai, par la frayeur dont il fut saisi la première fois que cela arriva, que c'était pour lui une chose nouvelle. Il fut, de suite, se jeter sur son lit.
Le raffinement du sens du go?t était encore plus marqué. Les alimens dont cet enfant se nourrissait peu de tems après son arrivée à Paris, étaient horriblement dégo?tans. Il les tra?nait dans tous les coins et les pa?trissait avec ses mains, pleines d'ordures. Mais à l'époque dont je parle, il lui arrivait souvent de rejeter avec humeur tout le contenu de son assiète, dès qu'il y tombait quelque substance étrangère; et lorsqu'il avait cassé ses noix sous ses pieds, il les nétoyait avec tous les détails d'une propreté minutieuse.
Enfin les maladies, les maladies même, ces témoins irrécusables et facheux de la sensibilité prédominante de l'homme civilisé, vinrent attester ici le développement de ce principe de vie. Vers les premiers jours du printems, notre jeune sauvage eut un violent corysa, et quelques semaines après, deux affections catarrhales presque succédanées.
Néanmoins ces résultats ne s'étendirent pas à tous les organes. Ceux de la vue et de l'ouie n'y participèrent point; sans doute parce que ces deux sens, beaucoup moins simples que les autres, avaient besoin d'une éducation particulière et plus longue, ainsi qu'on le verra par la suite. L'amélioration simultanée des trois sens, par suite des stimulans portés sur la peau, tandis que ces deux derniers étaient restés stationnaires, est un fait précieux, digne d'être présenté à l'attention des physiologistes. Il semble prouver, ce qui para?t d'ailleurs assez vraisemblable, que les sens du toucher, de l'odorat et du go?t ne sont qu'une modification de l'organe de la peau; tandis que ceux de l'ouie et de la vue, moins extérieurs, revêtus d'un appareil physique des plus compliqués, se trouvent assujettis à d'autres règles de perfectionnement, et doivent, en quelque sorte, faire une classe séparée.
§. III.
IIIe VUE. étendre la sphère de ses idées en lui donnant des besoins nouveaux, et en multipliant ses rapports avec les êtres environnans.
Si les progrès de cet enfant vers la civilisation, si mes succès pour les développemens de son intelligence ont été jusqu'à présent si lents et si difficiles, je dois m'en prendre sur-tout aux obstacles sans nombre que j'ai rencontrés, pour remplir cette troisième vue. Je lui ai présenté successivement des jouets de toute espèce; plus d'une fois, pendant des heures entières, je me suis efforcé de lui en faire conna?tre l'usage; et j'ai vu avec peine, que, loin de captiver son attention, ces divers objets finissaient toujours par lui donner de l'impatience, tellement qu'il en vint au point de les cacher, ou de les détruire, quand l'occasion s'en présentait. C'est ainsi qu'après avoir long-tems renfermé dans une chaise percée un jeu de quilles, qui lui avait attiré de notre part quelques importunités, il prit, un jour qu'il était seul dans sa chambre, le parti de les entasser dans le foyer, devant lequel on le trouva se chauffant avec ga?té à la flamme de ce feu de joie.
Cependant, je parvins quelquefois à l'attacher à certains amusemens qui avaient du rapport avec les besoins digestifs. En voici un, par exemple, que je lui procurais souvent à la fin du repas, quand je le menais d?ner en ville. Je disposais devant lui, sans aucun ordre symétrique et dans une position renversée, plusieurs petits gobelets d'argent, sous l'un desquels je pla?ais un marron. Bien s?r d'avoir attiré son attention, je les soulevais l'un après l'autre, excepté celui qui renfermait le marron. Après lui avoir ainsi démontré qu'ils ne contenaient rien, et les avoir replacés dans le même ordre, je l'invitais par signes à chercher à son tour. Le premier gobelet sur lequel tombaient ses perquisitions, était précisément celui sous lequel j'avais caché la petite récompense due à son attention. Jusques-là ce n'étoit qu'un faible effort de mémoire. Mais, insensiblement je rendais le jeu plus compliqué. Ainsi, après avoir, par le même procédé, caché un autre marron, je changeais l'ordre de tous les gobelets, d'une manière lente pourtant, afin que dans cette inversion générale il lui fut moins difficile de suivre des yeux, et par l'attention, celui qui recélait le précieux dép?t. Je
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