coucher. Plus j'avais envie de dormir, plus Peggotty me semblait devenir immense et prendre des proportions démesurées. J'écarquillais les yeux tant que je pouvais: je tachais de les fixer constamment sur Peggotty qui causait assid?ment; j'examinais le petit bout de cire sur lequel elle passait son fil, et qui était rayé dans tous les sens; et la petite chaumière figurée qui contenait son mètre, et sa bo?te à ouvrage dont le couvercle représentait la cathédrale de Saint-Paul avec un d?me rose. Puis c'était le tour du dé d'acier, enfin de Peggotty elle-même: je la trouvais charmante. J'avais tellement sommeil, que si j'avais cessé un seul instant de tenir mes yeux ouverts, c'était fini.
?Peggotty, dis-je tout à coup, avez-vous jamais été mariée?
-- Seigneur! monsieur Davy, répondit Peggotty, d'où vous vient cette idée de parler mariage?
Elle me répondit si vivement que cela me réveilla parfaitement. Elle quitta son ouvrage et me regarda fixement, tout en tirant son aiguillée de fil dans toute sa longueur.
?Voyons! Peggotty, avez-vous été mariée? repris-je, vous êtes une très-belle femme, n'est-ce pas??
Je trouvais la beauté de Peggotty d'un tout autre style que celle de ma mère, mais dans son genre, elle me semblait parfaite. Nous avions dans le grand salon un tabouret de velours rouge, sur lequel ma mère avait peint un bouquet. Le fond de ce tabouret et le teint de Peggotty me paraissaient absolument semblables. Le velours était doux à toucher, et la figure de Peggotty était rude, mais cela n'y faisait rien.
?Moi, belle, Davy! dit Peggotty. Ah! certes non, mon gar?on. Mais qui vous a donc mis le mariage en tête?
-- Je n'en sais rien. On ne peut pas épouser plus d'une personne à la fois, n'est-ce pas, Peggotty?
-- Certainement non, dit Peggotty du ton le plus positif.
-- Mais si la personne qu'on a épousée vient à mourir, on peut en épouser une autre, n'est-ce pas, Peggotty?
-- On le peut, me dit Peggotty, si on en a envie. C'est une affaire d'opinion.
-- Mais vous, Peggotty, lui dis-je, quelle est la v?tre??
En lui faisant cette question, je la regardais comme elle m'avait regardé elle-même un instant auparavant en entendant ma question.
?Mon opinion à moi, dit Peggotty en se remettant à coudre après un moment d'indécision, mon opinion c'est que je ne me suis jamais mariée moi-même, monsieur Davy, et que je ne pense pas me marier jamais. Voilà tout ce que j'en sais.
-- Vous n'êtes pas fachée contre moi, n'est-ce pas, Peggotty?? dis-je après m'être tu un instant.
J'avais peur qu'elle ne f?t fachée, elle m'avait parlé si brusquement; mais je me trompais: elle posa le bas qu'elle raccommodait, et prenant dans ses bras ma petite tête frisée, elle la serra de toutes ses forces. Je dis de toutes ses forces, parce que comme elle était très-grasse, une ou deux des agrafes de sa robe sautaient chaque fois qu'elle se livrait à un exercice un peu violent. Or, je me rappelle qu'au moment où elle me serra dans ses bras, j'entendis deux agrafes craquer et s'élancer à l'autre bout de la chambre.
?Maintenant lisez-moi encore un peu des cocodrilles, dit Peggotty qui n'était pas encore bien forte sur ce nom-là, j'ai tant d'envie d'en savoir plus long sur leur compte.?
Je ne comprenais pas parfaitement pourquoi Peggotty avait l'air si dr?le, ni pourquoi elle était si pressée de reprendre la lecture des crocodiles. Nous nous rem?mes à l'histoire de ces monstres avec un nouvel intérêt: tant?t nous mettions couver leurs oeufs au grand soleil dans le sable; tant?t nous les faisions enrager en tournant constamment autour d'eux d'un mouvement rapide que leur forme singulière les empêchait de pouvoir suivre avec la même rapidité; tant?t nous imitions les indigènes, et nous nous jetions à l'eau pour enfoncer de longues pointes dans la gueule de ces horribles bêtes; enfin nous en étions venus à savoir nos crocodiles par coeur, moi du moins, car Peggotty avait des moments de distraction où elle s'enfon?ait assid?ment dans les mains et dans les bras sa longue aiguille à repriser.
Nous allions nous mettre aux alligators quand on sonna à la porte du jardin. Nous cour?mes pour l'ouvrir; c'était ma mère, plus jolie que jamais, à ce qu'il me sembla: elle était escortée d'un monsieur qui avait des cheveux et des favoris noirs superbes: il était déjà revenu de l'église avec nous le dimanche précédent.
Ma mère s'arrêta sur le seuil de la porte pour m'embrasser, ce qui fit dire au monsieur que j'étais plus heureux qu'un prince, ou quelque chose de ce genre, car il est possible qu'ici mes réflexions d'un autre age aident légèrement à ma mémoire.
?Qu'est-ce que cela veut dire?? demandai-je à ce monsieur par- dessus l'épaule de ma mère.
Il me caressa la joue; mais je ne sais pourquoi, sa voix et sa personne ne me plaisaient nullement, et j'étais très-faché de voir que sa
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