Cymbeline | Page 3

William Shakespeare
vous. Vous êtes ma captive; mais votre geôlière vous
confiera les clefs qui ferment votre prison. Pour vous, Posthumus,
aussitôt que je pourrai fléchir le courroux du roi, on me verra plaider
votre cause; mais le feu de la colère est encore en lui; et il serait à
propos de vous soumettre à son arrêt, avec toute la patience que votre
prudence pourra vous inspirer.
POSTHUMUS.--Si Votre Majesté le trouve bon, je partirai d'ici
aujourd'hui.
LA REINE,--Vous connaissez le danger.--Je vais faire un tour dans les
jardins, compatissant aux angoisses des amours qu'on traverse, quoique
le roi ait ordonné de ne pas vous laisser ensemble.
(Elle sort.)
IMOGÈNE.--O feinte complaisance! Comme ce tyran sait caresser au
moment où elle blesse! Mon cher époux, je crains un peu la colère de
mon père, mais, soit dit sans blesser mes devoirs sacrés envers lui, je ne
redoute rien des effets de sa colère sur moi. Il vous faut partir; et moi je
soutiendrai ici à toute heure le trait de ses regards irrités, n'ayant rien
qui me console de vivre, si ce n'est la pensée qu'il existe dans le monde
un trésor que je puis revoir encore.

POSTHUMUS.--Ma reine! mon amante! Ah! madame, ne pleurez plus;
si vous ne voulez m'exposer à me faire soupçonner de plus de faiblesse
qu'il ne convient à un homme. Je veux être l'époux le plus fidèle, qui
jamais ait engagé sa foi. Ma résidence sera à Rome, chez un nommé
Philario, qui fut l'ami de mon père; moi, je ne le connais que par lettres.
Écrivez-moi là, ô ma reine! mes yeux en dévoreront les mots que vous
enverrez, dût l'encre être de fiel.
(La reine entre.)
LA REINE.--Abrégez, je vous prie. Si le roi survenait, je ne sais pas où
s'arrêterait sa colère contre moi. _(À part.)_ Cependant je saurai diriger
ici sa promenade; je ne l'offense jamais qu'il ne paye mes offenses pour
nous réconcilier; il achète chèrement tous mes torts.
(Elle sort.)
POSTHUMUS.--Quand nous passerions à nous dire adieu tout le temps
qui nous reste encore à vivre, la douleur de nous séparer ne ferait
qu'augmenter... Adieu.
IMOGÈNE.--Ah! demeure un moment. Quand tu monterais à cheval
uniquement pour aller prendre l'air, cet adieu serait encore trop
court.--Vois, mon ami, ce diamant était à ma mère; prends-le, mon
bien-aimé, mais garde-le jusqu'à ce que tu épouses une autre femme
quand Imogène sera morte.
POSTHUMUS.--Quoi! quoi! une autre femme? Dieux bienfaisants,
accordez-moi seulement de posséder celle qui est à moi; que les liens
de la mort me préviennent dans mes embrassements si j'en cherche une
autre. (_Il met le diamant à son doigt._) Reste, reste à cette place tant
que le sentiment pourra t'y conserver. (_A Imogène_.) Et vous, la plus
tendre, la plus belle, qui, à votre perte infinie, n'avez reçu que moi en
échange de vous; je gagne encore sur vous quand il s'agit de ces
bagatelles; pour l'amour de moi, portez ceci; c'est une chaîne; je veux la
mettre moi-même à ce beau prisonnier d'amour.
(Il lui attache un bracelet.)

IMOGÈNE.--O dieux! quand nous reverrons-nous?
(Entrent Cymbeline et les seigneurs de la cour.)
POSTHUMUS.--Hélas! le roi!...
CYMBELINE.--Vil objet, va-t'en; disparais de ma vue. Si, après cet
ordre encore, tu fatigues la cour de ton indigne présence, tu meurs. Fuis,
ta vue empoisonne mon sang.
POSTHUMUS.--Que les dieux vous protègent et bénissent les hommes
de bien que je laisse à votre cour; je m'en vais.
(Il sort.)
IMOGÈNE.--La mort n'a point d'angoisses plus douloureuses que
celles-ci.
CYMBELINE.--Fille déloyale, toi qui devrais rajeunir ma vieillesse, tu
accumules un siècle sur ma tête.
IMOGÈNE.--Seigneur, je vous en conjure, ne vous faites point de mal
par ces emportements; car je suis insensible à votre courroux: un
sentiment plus rare étouffe en moi toute peine, toute crainte.
CYMBELINE.--Au delà de toute grâce! de toute obéissance!
IMOGÈNE.--Au delà de l'espérance! au désespoir!... Dans ce sens, au
delà de toute grâce!
CYMBELINE.--Tu pouvais épouser le fils unique de la reine.
IMOGÈNE.--Oh! bienheureuse de ne pas le pouvoir: j'ai choisi un aigle,
et j'ai évité un faucon dégénéré.
CYMBELINE.--Tu as choisi un misérable; tu voulais asseoir
l'ignominie sur mon trône.
IMOGÈNE.--Dites que j'en ai relevé l'éclat.

CYMBELINE.--O âme vile!
IMOGÈNE.--Seigneur, c'est votre faute si j'ai aimé Posthumus; vous
l'avez élevé comme le compagnon de mes jeux: il n'est point de femme
dont il ne soit digne; il m'achète plus que je ne vaux, presque de tout le
prix que je lui coûte.
CYMBELINE.--Quoi! as-tu perdu la raison?
IMOGÈNE.--Peu s'en faut, seigneur: veuille le ciel me guérir! Oh! que
je voudrais être fille d'un paysan, et que Posthumus fût le fils du berger
voisin!
(La reine paraît.)
CYMBELINE.--Femme imprudente, je les ai trouvés encore ensemble;
vous n'avez pas suivi mes ordres, retirez-vous avec elle, et l'enfermez.
LA REINE, _à Cymbeline_.--J'implore votre patience. (_A Imogène_.)
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