Corysandre | Page 3

Hector Malot
était sûr de le trouver à
la _Conversation_, assis sur une chaise devant la table de
trente-et-quarante, suivant le jeu auquel il ne pouvait pas prendre part et
notant les coups sur un carton qu'il perçait d'une épingle.
Le marquis de Mantailles était si bien absorbé dans son travail qu'il
n'avait pas vu Savine, et qu'il avait fallu que celui-ci lui frappât sur
l'épaule pour appeler son attention; mais alors il avait vivement quitté
le jeu pour faire ses politesses au prince, qui l'avait emmené dans les
jardins, ne voulant pas qu'on le vît en conférence avec le vieux
professeur de jeu, ni qu'on surprit un seul mot de leur entretien.
--Six cent mille francs seulement, prince, s'écria-t-il, mettez six cent
mille francs seulement à ma disposition, et le monde est à nous.
Mais Savine avait tout de suite éteint ce beau feu il n'apporterait pas ces
six cent mille francs, il n'en apporterait pas cinquante mille, pas même
dix mille; mais il était disposé, dans un but moral et pour sauver les
malheureux qui se ruinaient, à essayer le système des «combinaisons
inexorables,» seulement il voulait l'essayer lui-même; bien entendu il le
payerait... s'il gagnait.

Le lendemain matin, le marquis de Mantailles s'était présenté à la porte
du pavillon que le prince Savine occupait sur le _Graben_, et tout de
suite il avait été introduit; Savine, bien que mal éveillé, avait remarqué
qu'il était porteur d'une sorte de petite boîte plate enveloppée dans une
serviette de serge grise et d'un petit sac de toile comme ceux dont se
servent les joueurs de loto.
--Je ne recevrai personne, dit Savine au domestique qui avait introduit
le marquis.
Pendant ce temps, le vieux joueur avait précieusement déposé sa boîte
et son sac sur une table; puis, le domestique étant sorti, il s'était
approché du lit de Savine: sa physionomie s'était transfigurée; il avait
l'air d'un pauvre vieux bonhomme usé, écrasé en entrant, maintenant il
s'était relevé, c'était un homme digne et fier, inspiré, sûr de lui.
--Avant tout, je dois vous montrer par l'expérience la rigoureuse
exactitude de ce que je viens de vous expliquer, et c'est dans ce but que
je me suis muni de différents objets utiles à ma démonstration.
Ces objets utiles à la démonstration des «combinaisons inexorables»
étaient une petite roulette, un tapis de drap divisé comme le sont les
tables de trente-et-quarante, six jeux de cartes, et enfin, dans le sac en
toile, des haricots blancs et rouges.
Aussitôt que le professeur eut étalé son tapis sur une table et disposé en
deux masses ses haricots, les rouges pour Savine, les blancs pour lui, la
démonstration commença; à onze heures, Savine avait deux
cent-quarante haricots gagnés contre la banque, c'est-à-dire deux
cent-quarante mille francs.
Le lendemain, la démonstration continua; puis le surlendemain,
pendant dix jours, et au bout de ces dix jours Savine avait gagné
dix-neuf cent cinquante haricots, c'est-à-dire près de deux millions de
francs.
L'expérience était décisive; maintenant c'étaient de vrais billets de
banque que Savine pouvait risquer; mais, chose extraordinaire, au lieu
de gagner il perdit.
Et cela était d'autant plus exaspérant que, ce jour-là, Otchakoff fit
sauter la banque au milieu de l'enthousiasme général.
Le lendemain Savine perdit encore, puis le troisième jour, puis le
quatrième.
--Courage, disait le marquis de Mantailles, plus vous perdez, plus vous

avez de chance de gagner; l'équilibre ne peut pas ne pas se rétablir.
Cependant il ne se rétablit point; au bout de quinze jours, Savine avait
perdu cinq cent mille francs, et ce qui lui était plus sensible encore que
cette perte d'argent, il les avait perdus sans que cela fit sensation et
tapage.
--Il n'a pas de chance, le prince Savine, disait-on.
--Et pourtant il est prudent.
Prudent et malheureux, c'était trop; quelle honte!
Cependant il n'abandonna pas la lutte; mais, puisque le jeu ne soulevait
pas le tapage qu'il avait espéré, il chercha un autre moyen pour forcer
l'attention publique à se fixer sur lui, et il crut le trouver en s'attachant
très ostensiblement à une jeune fille, mademoiselle Corysandre de
Barizel, qui, par sa beauté éblouissante, était la reine de Bade, comme
Otchakoff en était le roi par son audace au jeu.

II
C'était aussi l'hiver précédent, presque en même temps qu'Otchakoff,
que la belle Corysandre, sous la conduite de sa mère, la comtesse de
Barizel, avait fait son apparition à Paris.
Elle venait, disait-on, d'Amérique, de la Louisiane, où son père, le
comte de Barizel, qui descendait des premiers colons français établis
dans ce pays, avait possédé d'immenses propriétés, aux mains de sa
famille depuis près de deux cents ans; le comte avait été tué dans la
guerre de Sécession, commandant une brigade de l'armée du Sud, et sa
veuve et sa fille avaient quitté l'Amérique pour venir s'établir en France,
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