Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... | Page 4

Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet
le conna?tre, elle a continué de l'aimer après que la destinée les eut séparés: le soin qu'elle a pris de conserver, de transcrire, d'annoter ses lettres nous montre assez que, jusqu'au bout, elle est restée pieusement fidèle à ?l'élu de son coeur?. Et nous, à notre tour, tout en la plaignant, gardons-nous d'êtres injustes ou sévères pour lui! Par une étrange perversité de notre nature, nous sommes trop souvent tentés de donner tort, d'avance, aux hommes de génie, dans les aventures d'amour où nous les voyons engagés; nous sentons ces hommes si différents de nous, si supérieurs à nous, que nous ne pouvons nous défendre de vouloir les en punir une fois encore. Et cependant, à y regarder de plus près, il est bien rare que le véritable génie ne s'accompagne pas d'une certaine bonté: d'une bonté faite parfois de détachement, voire d'indifférence, mais répugnant d'instinct à toutes les formes de la bassesse, dont il n'y en a pas de plus basse que de faire souffrir. Pour ce qui est de Chateaubriand, en particulier, si ses premières lettres à Mme de V... nous le révèlent infiniment habile à tous les artifices de la séduction, les dernières nous apportent un nouveau témoignage de ce qu'il a appelé quelque part, en riant, ?sa maudite bonté?. Dès le moment de son départ pour Rome, nous sentons que son ?inconnue? ne l'intéresse plus; nous le sentons, comme elle le sentait elle-même, au ?style anonyme? de ses lettres, à mille petites nuances involontaires de froideur et de gêne: mais il n'en continue pas moins de lui écrire, et de la consoler, avec une complaisance d'autant plus touchante qu'on devine davantage l'effort qu'elle lui co?te. Ce n'est pas lui qui, comme le médiocre Adolphe, serait descendu jusqu'à se plaindre d'une femme qu'il aurait cessé d'aimer. Il avait toujours vite fait, malheureusement, de cesser d'aimer, et nombreuses sont les femmes qui en ont souffert; mais il n'accusait jamais que lui seul de cette fatale et malfaisante mobilité de son coeur. Et personne n'en a souffert autant que lui-même.
C'était un de ces enfants gatés qui ne peuvent résister à la tentation de casser aussit?t les jouets qu'on leur donne, et qui ensuite se désolent de les avoir cassés. Combien de jouets divers il a cassés, ou tout au moins ébréchés, au cours de sa vie, depuis des coeurs de femmes jusqu'à une religion et une royauté! Et combien, toute sa vie, il s'en est désolé! Sous les apparences extérieures d'une vanité enfantine, ses _Mémoires_ ne sont, d'un bout à l'autre, que la plainte d'un enfant sur ses jouets brisés. ?N'est-ce pas une chose curieuse, écrivait-il en 1826 dans une préface des Martyrs, que je sois aujourd'hui un chrétien douteux et un royaliste suspect?? Hélas! il était vraiment l'un et l'autre, malgré les meilleures intentions du monde; et, bien qu'il s'en défend?t au dehors, il ne pouvait s'empêcher de le reconna?tre, au-dedans de soi, ni de s'en affliger, ni de sentir qu'il allait recommencer le lendemain les fautes qu'il se repentait d'avoir commises la veille. C'était un enfant, un malheureux enfant. à Rome, un soir, pendant une des brillantes réceptions de l'ambassade de France, une dame anglaise, ?qu'il ne connaissait ni de nom, ni de visage?, s'est approchée de lui, l'a regardé, et lui a dit, en fran?ais, mais avec un fort accent de son pays: ?Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux!? étonné de ?cette manière d'entrer en conversation?, l'ambassadeur a demandé à la dame ce qu'elle voulait dire. ?Je veux dire que je vous plains!? lui a-t-elle répondu, après quoi elle a ?accroché le bras d'une autre Anglaise, et s'est perdue dans la foule?. Rien de ce qu'on pourra jamais écrire de Chateaubriand n'égalera, en finesse ni en profondeur, le jugement porté sur lui par cette dame inconnue.
T. W

UN DERNIER AMOUR DE RENé
PROLOGUE

_à M. de Chateaubriand_
Paris, 15 mars 1816.
Monsieur le Vicomte,
J'ai trouvé chez moi, parmi de vieux papiers négligés, un petit manuscrit dont la lecture m'a vivement intéressée. C'est, à ce qu'il m'a paru, la copie d'une correspondance qu'on avait voulu soustraire aux profanations révolutionnaires, mais qu'on n'avait pu se résoudre à sacrifier tout à fait.
L'élégance et la pureté du style de ces lettres, les nobles sentiments dont elles sont remplies, et le tableau consolant et mélancolique qu'offre leur ensemble dans un espace de trente-trois années, me donnèrent le désir de les faire imprimer, en changeant toutefois les noms des lieux et des personnes, par respect pour ces dernières, s'il en existait encore. Je n'ai point de notions là-dessus, parce que j'habite le Vivarais où je suis née, et que je ne connais personne en Bretagne, d'où ces lettres ont été écrites.
Une seconde lecture de mon petit manuscrit me fit na?tre un doute qui changea mon projet.
Plusieurs passages de ces lettres dans lesquels se trouve votre nom
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