Correspondance, 1812-1876 - Tome 5 | Page 4

George Sand

les moyens pratiques; vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui
passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la faiblesse de l'humanité à
un moment donné. Pour être un sage politique, il faudrait, je crois, être imbu, avant tout
et par-dessus tout, de la foi au progrès, et ne pas s'embarrasser des pas en arrière qui
n'empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'éclaire presque jamais les
monarchies, et c'est pour, cela que je leur préfère les républiques, où les plus grandes
fautes ont en elles un principe réparateur, le besoin, la nécessité d'avancer ou de tomber.
Elles tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que les monarchies,
et toujours pour la même cause, c'est qu'elles veulent s'arrêter, et que l'esprit humain qui
s'arrête se brise. Regardez en vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait
vivre fortement, ce qui vous fera vivre très longtemps, c'est votre incessante activité. Les
sociétés ne diffèrent pas des individus.
Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse la mesure de vos
forces, elle vous tuera; même danger pour le travail des rénovations sociales; et
impossible, je crois, de préserver la marche de l'humanité de ces trop et de ces trop peu
alternatifs qui la menacent et l'éprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire qu'il y
a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que l'humanité la trouvera, et ne
jamais dire. _Il n'y en a pas, il n'y en aura pas_.

Je crois que l'humanité est aussi capable de grandir en science, en raison et en vertu, que
quelques individus qui prennent l'avance. Je la vois, je la sais très corrompue,
affreusement malade, je ne doute pas d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je
me réconcilie avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses fautes, et
mes colères ne m'empêcheront jamais d'être jour et nuit à son service. Passons l'éponge
sur les misères, les erreurs, les fautes de tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou
qu'ils aient été, s'ils ont dans le coeur des principes de progrès ardents et sincères. Quant
aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien; c'est le fléau dont il faut se
préserver, mais ce qu'ils font sous une bannière ou sous une autre ne peut être attribué à
la cause qu'ils proclament et qu'ils feignent de servir.
Quand nous mettrons de l'ordre dans notre _catéchisme_ par causerie, il faudra bien que
nous commencions par le commencement et que, avant de nous demander quels sont les
droits de l'homme en société, nous nous demandions quels sont les devoirs de l'homme
sur la terre, et cela nous fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez.
Il nous faudra aller jusqu'à Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique et ne se résout;
nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y garde! mais je ne recule pas si le
coeur vous en dit.
Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de coeur et de tout bon vouloir.
G. SAND.

DXLVI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 21 février 1864.
Chers enfants,
Je croyais bien avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être marraine de mon
_Cocoton_? Je crois bien! Si c'était comme catholique, je dirais: «Non! ça porte
malheur.» Mais l'Église libre, c'est différent, et vous ne deviez pas douter un instant de
mon adhésion.
On commence à travailler sérieusement à l'Odéon. Mais on a perdu tant de temps, que
nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être le 2 ou le 3 mars. Voilà ce
qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne
sont pas minces, et vous seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les
matins pour la journée.
J'ai été voir le prince hier matin, j'ai demandé à voir son fils[1]; il a fait dire à la bonne de
l'amener. L'enfant est arrivé avec une personne en petite robe de laine écossaise que j'ai
failli ne pas regarder, quand je me suis aperçue que c'était la princesse elle-même qui
m'amenait son jeune homme, toute seule et très gentiment. L'enfant est très beau et très
joli, avec un air mélancolique et timide.
Il tiendra de sa mère plus que de son père. Il est très mignon et obéissant comme une fille.
Je me porte bien, toujours sans appétit; ça ne pousse pas à Paris.
La vente de Delacroix a produit près de deux cent mille francs en deux jours. Les
moindres croquis se vendent deux, trois et quatre cents francs. Ce pauvre homme vendait
des tableaux pour ce prix-là!
Bonsoir, mes enfants chéris; je bige bien tendrement.
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