qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt où il lui pla?t, et c'est le tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil. La salle est comble, elle croule; la tirade de Ribes, au second acte, provoque un délire. Dans les entr'actes, les étudiants chantent des cantiques dérisoires, crient: ?Enfoncés les jésuites! _Hommes noirs, d'où sortez-vous?_ Vive _La Quintinie!_ Vive George Sand! Vive _Villemer_!? On rappelle les acteurs à tous les actes. Ils ont de la peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres, Berton, ce matin, l'était encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me devait le plus beau succès de sa vie, et le plus beau r?le qu'il e?t jamais joué.
Thuillier et Ramelli étaient folles. Il faut dire qu'elles ont joué admirablement. Ribes n'a pas le même ensemble: il est laid, disgracieux, pas cabotin du tout; mais, par moments, il est si sympathique et si nerveux, qu'il électrise le public et recueille en bloc les bravos que les autres re?oivent en détail. Je vous raconte tout ?a pour vous amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ?a, vous en ririez; car je n'ai pas été plus émue de peur et de plaisir que si ?a ne m'e?t pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi. Je m'étais préparée à ce qu'il y a de pire, c'est peut-être pour ?a que l'inattendu d'un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un peu stupéfiée. Il faut voir le personnel de l'Odéon autour de moi! je suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la victoire; que, la veille, ils n'ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait qu'on veut _mascander_[1] la pièce parce qu'on a peur de tout. Ils vont faire de l'argent, je l'espère. En ce moment, ils pourraient faire quatre mille francs par soirée; mais ils tiennent à laisser entrer les écoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les amis naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils agissent bien, et ils sont honnêtes gens.
Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait recommencer la promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand je vous ai écrit tout ce qui s'était passé. Six mille personnes au moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club catholique et de la maison des jésuites, chanter en fausset: _Esprit saint, descendez en nous!_ et autres cantiques, en moquerie. Ce n'était pas bien méchant; mais, comme tous ces enfants s'étaient grisés par leurs cris et leur queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été bousculés, déchirés et menés au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On s'attendait à du bruit et on avait consigné deux régiments, avec l'ordre d'être prêts à monter à cheval.
Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de m'amener rue Racine. On a, Dieu, merci, empêché et calmé tout. On a un peu taquiné l'impératrice en lui chantant le Sire de Framboisy. Mais l'empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est sorti à pied jusqu'à sa voiture, que la foule empêchait d'arriver. Il n'a pas voulu que la police lui fit faire place. On lui en a su gré et on l'a applaudi.
Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament à son entrée, et auxquels les étudiants ont imposé silence hier; je suis sure que, sans elle, toute la salle l'applaudirait.
Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manières ce qui s'est passé hier; mais ce que je vous raconte à batons rompus est exact. Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part e?t fait éclater une tempête. Décidément tout le monde ne les aime pas, et ils n'oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit!
J'ai encore un jour ou deux à donner à _Villemer;_ et puis j'ai à voir M. Harmant, et puis la pièce de Dumas, qui vient samedi, et quelques affaires de détail à terminer; l'impression de mon manuscrit de Villemer à livrer, c'est-à-dire la correction d'un manuscrit conforme à la mise en scène. J'espère avoir fini tout cela la semaine prochaine et courir vers vous et mon Coco ton qui pousse bien, j'espère, pendant que je pioche, ce cher petit amour! Je vous bige mille fois. Parlez-moi
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