Correspondance, 1812-1876 - Tome 3 | Page 9

George Sand
que nous nous occupons là d'un très petit fait, et que, sur tout le sol de la France, il s'en est produit simultanément de semblables, même de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une affaire de vous à moi que je tiens à éclaircir et dont il vous est impossible de me refuser la solution. J'attends donc votre réponse pour savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne amitié.
GEORGE SAND.

CCLXXIV
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 17 avril 1848.
Mon pauvre Bouli,
J'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l'égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C'est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.
Aujourd'hui, ce n'étaient plus seulement les bonnets à poil, c'était toute la bourgeoisie armée et habillée; c'était toute la banlieue, cette même féroce banlieue qui criait en 1832: _Mort aux républicains!_ Aujourd'hui, elle crie: _Vive la république!_ mais: _Mort aux communistes! Mort à Cabet!_ Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c'est que le communisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme la Chatre.
Il faut te dire comment tout cela est arrivé; car tu n'y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose.
Il y avait trois conspirations, ou plut?t quatre, sur pied depuis huit jours.
D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la République à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu'ils n'ont pas), se seraient joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l'abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l'ouvrier, comme un esclave, du travail que le ma?tre lui mesure, lui chicane et lui retire à son gré. Cette conspiration e?t donc pu sauver la République, proclamer à l'instant la diminution des imp?ts du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et donnera des élections de clocher; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégo?ter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu'on n'aurait pas été forcé de violenter.
La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe, sous le nom de république.
La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.
La quatrième était une complication de la première: Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l'_école ouvrière_ du Luxembourg, voulant se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n'en ai pas la preuve; mais cela me para?t certain maintenant.
Voici comment ont agi les quatre conspirations:
Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n'a rien fait à propos et n'a eu qu'un r?le effacé.
Marrast et compagnie ont appelé, sous main, à leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait mettre Paris à feu et à sang, et on l'a si bien persuadé à tout le monde, que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu par Barbès, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas donner à son insu, dans la confusion d'un mouvement populaire, aide et protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les Marat de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n'existait peut-être pas, à moins qu'elle ne f?t mêlée à celle de Louis Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille personnes s?res. Ils sont donc peu dignes du fracas qu'on a fait à leur propos.
La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des corporations, ralliés par la formule de l'organisation du travail, était la seule qui p?t inquiéter véritablement le parti Marrast; mais elle e?t été écrasée par la garde nationale armée, si elle e?t bougé.
Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte différent pour se mettre sur pied aujourd'hui.
Pour les ouvriers de Louis Blanc, c'était de se réunir au Champ de Mars, afin
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