Contes merveilleux, Tome I | Page 8

Hans Christian Andersen
peur qu'il dise oui de la tête; mais il ne pouvait plus la remuer. Et comme il lui était très désagréable de raconter à un étranger qu'il était obligé de porter un lien à son cou, les amoureux de porcelaine restèrent l'un près de l'autre, bénissant le pansement du grand-père et cela jusqu'au jour où eux-mêmes furent cassés.

Le bisa?eul
Le conte n'est pas de moi. Je le tiens d'un de mes amis, à qui je donne la parole: Notre bisa?eul était la bonté même; il aimait à faire plaisir, il contait de jolies histoires; il avait l'esprit droit, la tête solide. à vrai dire il n'était que mon grand-père; mais lorsque le petit gar?on de mon frère Frédéric vint au monde, il avan?a au grade de bisa?eul, et nous ne l'appelions plus qu'ainsi. Il nous chérissait tous et nous tenait en considération; mais notre époque, il ne l'estimait guère.? Le vieux temps, disait-il, c'était le bon temps. Tout marchait alors avec une sage lenteur, sans précipitation; aujourd'hui c'est une course universelle, une galopade échevelée; c'est le monde renversé.?
Quand le bisa?eul parlait sur ce thème, il s'animait à en devenir tout rouge; puis il se calmait peu à peu et disait en souriant: ?Enfin, peut-être me trompé-je. Peut-être est-ce ma faute si je ne me trouve pas à mon aise dans ce temps actuel avec mes habitudes du siècle dernier. Laissons agir la Providence.?
Cependant il revenait toujours sur ce sujet, et comme il décrivait bien tout ce que l'ancien temps avait de pittoresque et de séduisant: les grands carrosses dorés et à glaces où tr?naient les princes, les seigneurs, les chatelaines revêtues de splendides atours; les corporations, chacune en costume différent, traversant les rues en joyeux cortège, bannières et musiques en tête; chacun gardant son rang et ne jalousant pas les autres. Et les fêtes de No?l, comme elles étaient plus animées, plus brillantes qu'aujourd'hui, et le gai carnaval! Le vieux temps avait aussi ses vilains c?tés: la loi était dure, il y avait la potence, la roue; mais ces horreurs avaient du caractère, provoquaient l'émotion. Et quant aux abus, on savait alors les abolir généreusement: c'est au milieu de ces discussions que j'appris que ce fut la noblesse danoise qui la première affranchit spontanément les serfs et qu'un prince danois supprima dès le siècle dernier la traite des noirs.
--Mais, disait-il, le siècle d'avant était encore bien plus empreint de grandeur; les hauts faits, les beaux caractères y abondaient.
--C'étaient des époques rudes et sauvages, interrompait alors mon frère Frédéric; Dieu merci, nous ne vivons plus dans un temps pareil.
Il disait cela au bisa?eul en face, et ce n'était pas trop gentil. Cependant il faut dire qu'il n'était plus un enfant; c'était notre a?né; il était sorti de l'Université après les examens les plus brillants. Ensuite notre père, qui avait une grande maison de commerce, l'avait pris dans ses bureaux et il était très content de son zèle et de son intelligence. Le bisa?eul avait tout l'air d'avoir un faible pour lui; C'est avec lui surtout qu'il aimait à causer; mais quand ils en arrivaient à ce sujet du bon vieux temps, cela finissait presque toujours par de vives discussions; aucun d'eux ne cédait; et cependant, quoique je ne fusse qu'un gamin, je remarquai bien qu'ils ne pouvaient pas se passer l'un de l'autre. Que de fois le bisa?eul écoutait l'oreille tendue, les yeux tout plein de feu, ce que Frédéric racontait sur les découvertes merveilleuses de notre époque, sur des forces de la nature, jusqu'alors inconnues, employées aux inventions les plus étonnantes!
--Oui, disait-il alors, les hommes deviennent plus savants, plus industrieux, mais non meilleurs. Quels épouvantables engins de destruction ils inventent pour s'entre-tuer!
--Les guerres n'en sont que plus vite finies, répondait Frédéric; on n'attend plus sept ou même trente ans avant le retour de la paix. Du reste, des guerres, il en faut toujours; s'il n'y en avait pas eu depuis le commencement du monde, la terre serait aujourd'hui tellement peuplée que les hommes se dévoreraient les uns les autres.
Un jour Frédéric nous apprit ce qui venait de se passer dans une petite ville des environs. à l'h?tel de ville se trouvait une grande et antique horloge; elle s'arrêtait parfois, puis retardait, pour ensuite avancer; mais enfin telle quelle, elle servait à régler toutes les montres de la ville. Voilà qu'on se mit à construire un chemin de fer qui passa par cet endroit; comme il faut que l'heure des trains soit indiquée de fa?on exacte, on pla?a à la gare une horloge électrique qui ne variait jamais; et depuis lors tout le monde réglait sa montre d'après la gare; l'horloge de la maison de ville pouvait varier à son aise; personne n'y faisait attention, ou plut?t on s'en moquait.
--C'est grave tout cela, dit le bisa?eul d'un air très sérieux. Cela me
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