Contes du jour et de la nuit | Page 2

Guy de Maupassant
qu'il se sentit une faiblesse dans les jambes, et il pronon?a tout haut:
--Nom de nom, y a-t-il tout de même des gens qui sont canaille!
Puis il repassa le journal dans sa ceinture de papier et repartit, la tête pleine de la vision du crime. Il atteignit bient?t la demeure de M. Chapatis; il ouvrit la barrière du petit jardin et s'approcha de la maison. C'était une construction basse, ne contenant qu'un rez-de-chaussée, coiffé d'un toit mansardé. Elle était éloignée de cinq cents mètres au moins de la maison la plus voisine.
Le facteur monta les deux marches du perron, posa la main sur la serrure, essaya d'ouvrir la porte, et constata qu'elle était fermée. Alors, il s'aper?ut que les volets n'avaient point été ouverts, et que personne encore n'était sorti ce jour-là.
Une inquiétude l'envahit, car M. Chapatis, depuis son arrivée, s'était levé assez t?t. Boniface tira sa montre. Il n'était encore que sept heures dix minutes du matin, il se trouvait donc en avance de près d'une heure. N'importe, le percepteur aurait d? être debout.
Alors il fit le tour de la demeure en marchant avec précaution, comme s'il e?t couru quelque danger. Il ne remarqua rien de suspect, que des pas d'homme dans une plate-bande de fraisiers.
Mais tout à coup, il demeura immobile, perclus d'angoisse, en passant devant une fenêtre. On gémissait dans la maison.
Il s'approcha, et enjambant une bordure de thym, colla son oreille contre l'auvent, pour mieux écouter; assurément on gémissait. Il entendait fort bien de longs soupirs douloureux, une sorte de rale, un bruit de lutte. Puis, les gémissements devinrent plus forts, plus répétés, s'accentuèrent encore, se changèrent en cris.
Alors Boniface, ne doutant plus qu'un crime s'accomplissait en ce moment-là même, chez le percepteur, partit à toutes jambes, retraversa le petit jardin, s'élan?a à travers la plaine, à travers les récoltes, courant à perdre haleine, secouant sa sacoche qui lui battait les reins, et il arriva, exténué, haletant, éperdu à la porte de la gendarmerie.
Le brigadier Malautour raccommodait une chaise brisée au moyen de pointes et d'un marteau. Le gendarme Rautier tenait entre ses jambes le meuble avarié et présentait un clou sur les bords de la cassure; alors le brigadier, machant sa moustache, les yeux ronds et mouillés d'attention, tapait à tous coups sur les doigts de son subordonné.
Le facteur, dès qu'il les aper?ut, s'écria:
--Venez vite, on assassine le percepteur, vite, vite!
Les deux hommes cessèrent leur travail et levèrent la tête, ces têtes étonnées de gens qu'on surprend et qu'on dérange.
Boniface, les voyant plus surpris que pressés, répéta:
--Vite, vite! Les voleurs sont dans la maison, j'ai entendu les cris, il n'est que temps.
Le brigadier, posant son marteau par terre, demanda:
--Qu'est-ce qui vous a donné connaissance de ce fait?
Le facteur reprit:
--J'allais porter le journal avec deux lettres quand je remarquai que la porte était fermée et que le percepteur n'était pas levé. Je fis le tour de la maison pour me rendre compte, et j'entendis qu'on gémissait comme si on e?t étranglé quelqu'un ou qu'on lui e?t coupé la gorge, alors je m'en suis parti au plus vite pour vous chercher. Il n'est que temps.
Le brigadier se redressant, reprit:
--Et vous n'avez pas porté secours en personne?
Le facteur effaré répondit:
--Je craignais de n'être pas en nombre suffisant.
Alors le gendarme, convaincu, annon?a:
--Le temps de me vêtir et je vous suis.
Et il entra dans la gendarmerie, suivi par son soldat qui rapportait la chaise.
Ils reparurent presque aussit?t, et tous trois se mirent en route, au pas gymnastique, pour le lieu du crime.
En arrivant près de la maison, ils ralentirent leur allure par précaution, et le brigadier tira son revolver, puis ils pénétrèrent tout doucement dans le jardin et s'approchèrent de la muraille. Aucune trace nouvelle n'indiquait que les malfaiteurs fussent partis. La porte demeurait fermée, les fenêtres closes.
--Nous les tenons, murmura le brigadier.
Le père Boniface, palpitant d'émotion, le fit passer de l'autre c?té, et, lui montrant un auvent:
--C'est là, dit-il.
Et le brigadier s'avan?a tout seul, et colla son oreille contre la planche. Les deux autres attendaient, prêts à tout, les yeux fixés sur lui.
Il demeura longtemps immobile, écoutant. Pour mieux approcher sa tête du volet de bois, il avait ?té son tricorne et le tenait de sa main droite.
Qu'entendait-il? Sa figure impassible ne révélait rien, mais soudain sa moustache se retroussa, ses joues se plissèrent comme pour un rire silencieux, et enjambant de nouveau la bordure de buis, il revint vers les deux hommes, qui le regardaient avec stupeur.
Puis il leur fit signe de le suivre en marchant sur la pointe des pieds; et, revenant devant l'entrée, il enjoignit à Boniface de glisser sous la porte le journal et les lettres.
Le facteur, interdit, obéit cependant avec docilité.
--Et maintenant, en route, dit le brigadier.
Mais dès qu'ils eurent passé la barrière il se retourna vers le piéton, et, d'un air goguenard, la lèvre
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 53
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.