Contes de la Becasse | Page 9

Guy de Maupassant
mas? à Pierrot, on s'enquit d'un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous; c'était trop encore; et, Rose ayant fait observer qu'il valait mieux qu'elles le portassent elles-mêmes, parce qu'ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu'elles iraient toutes les deux, à la nuit tombante.
On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l'avala jusqu'à la dernière goutte; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier.
Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bient?t elles aper?urent la marnière et l'atteignirent; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait.--Non--il n'y en avait pas; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l'embrassa, puis le lan?a dans le trou; et elles se penchèrent toutes deux, l'oreille tendue.
Elles entendirent d'abord un bruit sourd; puis la plainte aigu?, déchirante, d'une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l'ouverture.
Il jappait, oh! il jappait!
Elles furent saisies de remords, d'épouvante, d'une peur folle et inexplicable; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait: ?Attendez-moi, Rose, attendez-moi!?
Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.
Mme Lefèvre rêva qu'elle s'asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s'élan?ait et la mordait au nez.
Elle se réveilla et crut l'entendre japper encore. Elle écouta; elle s'était trompée.
Elle s'endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu'elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle aper?ut un panier, un grand panier de fermier, abandonné; et ce panier lui faisait peur.
Elle finissait cependant par l'ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lachait plus; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.
Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.
Il jappait; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l'appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.
Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu'à sa mort.
Elle courut chez le puisatier chargé de l'extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L'homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il pronon?a: ?Vous voulez votre quin? Ce sera quatre francs.?
Elle eut un sursaut; toute sa douleur s'envola du coup.
?Quatre francs! vous vous en feriez mourir! quatre francs!?
Il répondit: ?Vous croyez que j'vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ?a, et m'n aller là-bas avec mon gar?on et m'faire mordre encore par votre maudit quin, pour l'plaisir de vous le r'donner? fallait pas l'jeter.?
Elle s'en alla, indignée.--Quatre francs!
Aussit?t rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait: ?Quatre francs! c'est de l'argent, Madame.?
Puis, elle ajouta: ?Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu'il ne meure pas comme ?a??
Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré.
Elles le coupèrent par bouchées qu'elles lan?aient l'une après l'autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et si t?t que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant.
Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu'un voyage.
* * * * *
Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux! On avait précipité un autre chien, un gros!
Rose cria: ?Pierrot!? Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nourriture; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.
Elles avaient beau spécifier: ?C'est pour toi, Pierrot!? Pierrot, évidemment, n'avait rien.
Les deux femmes interdites, se regardaient; et Mme Lefèvre pronon?a d'un ton aigre: ?Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu'on jettera là-dedans. Il faut y renoncer?.
Et, suffoquée à l'idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s'en alla, emportant même ce qui restait du pain qu'elle se mit à manger en marchant.
Rose la suivit en s'essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.

MENUET
A Paul Bourget.
Les grands malheurs ne m'attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux gar?on qui passait pour sceptique. J'ai vu la guerre de bien près: j'enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris
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