Contes de Caliban | Page 6

Émile Bergerat
peuple des singes, tant leur maintien est sévère.
--Jamais il ne parlera, déclara Paul Legris à sa femme, et j'y renonce! Qu'est-ce que c'est que ce bipède-là? L'as-tu fait avec une statue?
--Il dira donc ?maman?, jura la mère, et je m'en charge. Les phoques le prononcent, raisonnait-elle, et ils ne sont que des phoques. Il n'est point jusqu'à des poupées de caoutchouc ou de bois dont la mécanique n'obtienne l'émission réitérée de la double syllabe. A plus forte raison l'amour maternel! Qu'il se refuse au ?papa?, soit, mais au ?maman?, impossible, f?t-il enfant du diable!
La lutte fut longue et acharnée, car Marie Barbier souffrait en son orgueil de mère du babil à sous-entendus des commères. Elle eut beau user de tous les moyens, même de ceux dont dispose la nourrice: lui refuser le sein, le pincer où le caresser, lui donner et lui retirer un jouet, lui prodiguer violence ou tendresse, elle ne descella point la machoire mystérieuse. Quoi! pas plus ?maman? que ?papa?? Elle en pleurait de rage et de honte. Une nuit pourtant elle crut ou?r quelque chose. Elle sauta du lit et, pieds nus, vint au berceau. Il y était à demi dressé et il y proférait enfin une onomatopée, hélas! toute digestive: ?Bouou?.
Ce balbutiement éructatoire n'était encore que le principe imitatif du langage, mais il ouvrait les champs verts de l'espérance. Elle réveilla son mari:
--Hilaire a dit: ?Bouou?. Viens vite.
Mais l'is pater avait perdu la foi au futur Démosthène.
--Je m'en bats l'oeil, grommela-t-il, c'est un idiot.
Et il se retourna, le front dans la ruelle.
Le temps courut et ramena l'anniversaire du mariage, qu'on commémore encore dans les na?ves Batignolles. Un petit balthazar annuel assembla autour de la bourriche d'hu?tres et de la fiasque de Champagne, les amis et les commères, convives ordinaires et réciproques de la fête de famille. élargie de ses deux rallonges, la table, décorée de toutes les fleurs de la saison, semblait une corbeille de square, et comme il sied chez les petites gens, en pareille occurrence, le traiteur fut chargé de la direction d'une bataille gastronomique que je n'ai pas à vous décrire. Elle se termina dans cette exaltation des toasts qui mêle à toutes nos joies intimes l'apothéose de la République, et l'on allait la consacrer par des modulations sur le thème de La Marseillaise, lorsque les dames eurent l'idée d'y associer Hilaire, que le bruit des coupes entre-choquées avait d'ailleurs réveillé dans sa barcelonnette.
Elles l'apportèrent en chemise et, dans sa nudité chérubine d'ange fessu, elles le disposèrent au milieu des fleurs. Il ouvrait sur elles son regard intérieur, où l'ame obscure se heurtait comme une chauve-souris à une vitre. Tout à coup, il desserra les lèvres, sembla voir son père pour la première fois, lui sourit, et d'une voix de cuivre, il fit:
--Cocu.
Hilaire Legris est aujourd'hui anarchiste.

UN CAS DE PSYCHOMANCIE
Je pense que les prodiges psychiques réalisés en ce moment devant les sociétés savantes par Mrs Pipers, médium extraordinaire et truchement terrestre de l'ame du feu docteur Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin à vous conter l'histoire de ma vieille amie, l'excellente Mme Arpajou, d'ailleurs décédée l'an dernier entre mes bras.
Cette histoire, que je suis seul à conna?tre, je ne la narrais qu'aux initiés de l'occultisme, et de préférence à ceux qui croient à la survie. Il y en a: ce sont les féroces. Ceux-là ne savent pas quels drames terrifiants ils ajoutent à nos drames sublunaires. Qu'ils en jugent sur le cas de la bonne Mme Arpajou.
Delphine Arpajou, jusqu'à quarante ans, mettons trente-cinq, avait été l'une des plus charmantes femmes de son temps, et je n'hésite pas à ajouter: l'une des plus honnêtes. Mariée, en effet, à l'absurde Arpajou, homme vulgaire, bête et sensible, dont elle n'avait même pas obtenu d'enfants, elle l'avait bient?t pris en réelle aversion. Tout sur la terre et dans les cieux enseigne que le mariage est, sans la fécondité qui l'excuse, une mauvaise blague de notaires, et vraiment une oeuvre de mort. La nature intervint et Delphine aima. Il était temps. Elle atteignait à la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave et beau gar?on, très doux et très fort, riche aussi et intelligent, qui s'en vint à l'adorer. Une liaison se noua, si fatale, si franche, tranchons le mot, si naturelle, que le confesseur lui-même de la dame ne put que l'en absoudre chaque semaine. C'était là vraiment le minimum de l'adultère, devant le bon Dieu. Du reste, la passion de ces deux êtres charmants l'un pour l'autre montait de jour en jour à l'inassouvissable et passait les rêves de poètes. Anacréon s'y noyait dans le lac de Lamartine.
Qui l'e?t cru? Arpajou, lui aussi, aimait sa femme. Mari stupide, il ressentait sa honte et remachait son malheur. Dépossédé d'un bien sur lequel il s'arrogeait vingt droits légitimes et qu'il ne partageait même plus avec son voleur,
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