Contes dAmérique | Page 3

Louis Mullem
et Fogg se sentirent plus cruellement embarrassés que jamais. On e?t dit que sur la face somnolente de M. Johann Schelm se dessinait quelque chose d'incompréhensible, comme un mélange de confusion, d'incrédulité et de défi. Andrew, de son c?té, se possédait en une sorte de sang-froid de comédien tout en exhibant une émotion désordonnée. Mystifiait-on MM. Fogg et Gibb? Et pourtant il s'agissait certainement de la famille Wallholm et de l'associé, M. Schelm, dans ce qui venait de se débiter. L'histoire des deux frères était une suite trop évidente des racontages circonvoisins. Andrew, sous prétexte de littérature, trahissait-il les secrets du foyer paternel? Mais comment pouvait-il broder sur de telles avanies? Comment savait-il ces mystères; qui donc avait osé les lui dévoiler? MM. Gibb et Fogg s'y perdaient.
Andrew avait, derechef, consulté le feuillet qu'agitait un tremblement de ses doigts.
?On entendait, poursuivit-il, le bruissement des roseaux sur l'étang et les lentes tra?nées du vent dans le feuillage mouillé.
?Il fallait en finir, cependant, et l'a?né reprit bient?t sa résolution première.
?--Faiblesse d'ame, soins de fortune ou aveuglement, que sais-je? mon père avait oublié. Mais sans relache, moi, je me suis débattu contre ce secret qu'il m'était interdit de révéler, j'ai d? supporter cette tache à mon honneur héréditaire, dévorer l'humiliation, refouler des désirs affolés de vengeance. Le courage de me taire plus longtemps m'a manqué. A ton tour donc de subir cette destinée, de mesurer ce que pèse à la conscience le recel d'un nom volé par l'adultère, l'hypocrisie d'affections que repousse la voix du sang!...
?--Que faire? interrompait le plus jeune, enfant par les pleurs, homme sous l'insults...
?L'a?né s'approcha du malheureux à qui sa présence répugnait déjà et parla vite d'une voix sourde:
?--L'étang qui dort à nos pieds est profond, la forêt qui nous entoure s'ouvre sur le monde. Choisis. La nuit venue, tu verras à travers les branches une lumière approcher de ma fenêtre. Accomplis alors ta volonté, quelle qu'elle soit.
?Ayant dit, l'a?né remit le fusil sur l'épaule et partit sans regarder en arrière.
?Et maintenant l'heure grave est venue!...?
Sur ce dernier paragraphe, Andrew avait saisi la lampe d'une main et s'était levé tragique, en manière de poète emporté par son rêve, mimant l'action, vivant les personnages:
?L'a?né ne recule pas,--lisait-il;--inflexible, il veut que justice soit faite, il va vers la fenêtre, la lumière fatale rayonne sur la forêt. écoutez...?
éclairé de profil, Andrew était d'une paleur de mort; sa voix s'élevait en éclats désespérés. Le coeur s'étranglait sous les redingotes de MM. Gibb et Fogg; M. Johann Schelm, entra?nement du récit ou terreur de la réalité, s'était enfin mis debout et un semblant de menace roulait dans son oeil ahuri.
?écoutez!? redit Andrew.
Il y eut un instant d'attente, puis une lueur sillonna la cime des arbres et une détonation retentit dans le bois.
Andrew lan?a un coup d'oeil final au manuscrit et s'agenouilla.
?Un coup de feu! acheva-t-il; le plus jeune n'est plus! L'a?né tombe les mains jointes:
?J'ai cru bien faire, sanglote-t-il, que Dieu me pardonne!...?
L'émotion et l'angoisse de l'auditoire devinrent indescriptibles. Que dire, que conclure? On regardait avec effarement Andrew prosterné; on entendit une horloge tintant dix heures, en même temps qu'une voix fougueusement acariatre retentissait au bas de l'escalier:
--Ce vacarme finira-t-il? criait le peu accommodant M. Wallholm père.
En dépit des navrantes impressions du moment, on ne songea plus qu'à fuir la méchante humeur du vieil ours.
--Partez, partez vite! commandait Andrew, redressé comme par un ressort.
Les jeunes Gibb et Fogg dégringolèrent l'étage et purent à peine entrevoir une dernière fois les misses Kate et Lizzie, qui repliaient leurs broderies.
Arrivés sur la route, ils remarquèrent que M. Johann Schelm les suivait à quelques pas. Il n'y avait donc plus de doute! Andrew s'était montré véridique, une sanglante folie avait été commise!
Ils marchèrent quelque temps suffoqués, transis, n'osant desserrer les dents, l'imagination hantée déjà de l'apparition du suicidé flottant sur l'eau; ils songeaient à se rendre au bord de l'étang, quand de l'obscurité se détacha une forme humaine venant en sens inverse et marquant le pas d'une chanson.
--Harris! s'écrièrent Gibb et Fogg, ravis.
--Ah! chers amis, vous voilà! dit Harris Wallholm qui les avait aussi reconnus à la voix.
--Eh bien! mes bons! ai-je bien joué mon r?le? la poudre a-t-elle parlé à propos? Et que dites-vous du nouveau procédé littéraire de ce fou d'Andrew?
--Le nouveau procédé?...
--Oui! le ?naturalisme? dont on parle tant aujourd'hui ne lui suffit plus, il cherche, para?t-il, quelque chose au delà.
--Et quoi donc?...
--Je n'en sais rien; on essaiera la définition un autre jour.
--Oui, oui, un autre jour, dit M. Johann Schelm, qui s'était approché et avait appuyé son bras sur l'épaule d'Harris Wallholm.--Rentrons, mon enfant, la soirée est froide, tu pourrais t'enrhumer.

L'UNION LIBRE
I
Une fébrile impatience, une impatience véritablement épileptique et enragée, secouait la foule entassée depuis le lever du jour dans la Cent-Vingtième Rue du Quatorzième Quartier de San-Francisco.
L'agitation allait croissant; la rumeur des milliers de
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