Contes à mes petites amies | Page 9

J. N. Bouilly
l'avait vue familière, évaporée; et, si quelquefois il lui échappait encore quelques fautes légères, elle s'empressait de les réparer, certaine qu'elles seraient aussit?t divulguées par les gens du chateau, et qu'elles exciteraient la critique et les rires vengeurs du comité des bergères.

LA ROBE DE GUINGAMP.
Si l'on calculait bien tous les avantages que produit l'urbanité, tout le charme qu'elle répand sur notre vie et surtout les méprises facheuses qu'elle nous évite, on se ferait un devoir constant d'être affable pour tout le monde, de ne jamais mesurer les égards qu'on doit aux personnes qui nous abordent sur leur extérieur, sur leur vêtement, sur leurs manières simples et souvent prises à dessein de cacher un grand nom, une haute célébrité. Il ne suffit pas d'avoir une éducation soignée, des talents, de l'esprit, d'aimables reparties; tout cela n'est rien si l'on ne sait pas l'accompagner de cette aménité sans adulation, de ce ton prévenant et digne qui concilie tous les suffrages, subjugue tous les coeurs; et, comme le dit une femme célèbre dont les écrits sont devenus un modèle inimitable: ?_La délicatesse est la grace de la bonté._?
Madame Dastrol, veuve d'un ingénieur en chef des ponts et chaussées, habitait une très belle maison de campagne, située aux environs d'Amboise, près du chateau de Chanteloup, remarquable par les souvenirs historiques qu'il retrace, et surtout par cette pagode chinoise à sept étages du haut de laquelle on découvre quatorze villages, et l'on domine sur l'admirable jardin de la France, arrosé par la Loire, qu'on suit de l'oeil pendant vingt-cinq lieues qu'elle parcourt. Ce point de vue, l'un des plus étendus, l'un des plus riches de toute la contrée, attire ordinairement les étrangers qui séjournent dans la Touraine, et plus d'une fois leur curiosité satisfaite et la beauté du site les conduisaient jusqu'à la belle habitation de madame Dastrol, qui n'en était distante que d'une demi-lieue.
Cette dame avait deux filles: Delphine et Eugénie. Autant l'une aimait le faste et la parure, et désirait avoir tout ce que la mode peut inventer, autant l'autre était simple et peu recherchée dans ses vêtements. La robe du moindre prix, les cheveux relevés avec un peigne d'écaille, une collerette de gaze unie, et des brodequins de toile écrue: telle était la parure ordinaire d'Eugénie. Delphine, au contraire, portait toujours une robe d'étoffe rare et nouvelle, faite à la dernière mode et surchargée de garnitures, un canezou garni de riches dentelles; et sur son chapeau d'une forme outrée se mêlaient blondes, plumes et rubans. Chaque jour c'était une nouvelle ceinture à la grecque, à l'écossaise; un large bracelet, orné de turquoises, couvrait chacun de ses bras, qu'il serrait au point de gêner le mouvement de ses mains; et des guêtres de chez Steiger enla?aient si fort le bas de la jambe et le pied, qu'elle ne pouvait marcher sans éprouver une vive douleur; mais que ne sacrifierait-on pas à l'empire de la mode?
On con?oit facilement que cette différence de go?ts et de penchants qui existait entre les deux soeurs influait beaucoup sur leur caractère et sur leurs affections. Delphine ne faisait cas que des personnes dont la parure et l'extérieur annon?aient un haut rang, une grande fortune; Eugénie ne s'attachait qu'aux qualités du coeur, et ne jugeait des individus que par l'expression de leur langage et tout ce qui annon?ait une ame pure, élevée. Elle avait moins de jeunes amies que sa soeur; mais le peu qu'elle possédait lui offrait un juste retour des tendres épanchements de son esprit et de son coeur.
Un jour, c'était vers la mi-septembre, époque de l'équinoxe, qui attire assez souvent des pluies abondantes et produit des orages, Delphine et Eugénie venaient de rentrer, avec leur mère, d'une longue promenade, et n'avaient eu que le temps d'échapper à une ondée, lorsqu'elles aper?urent des croisées du salon deux étrangères qui traversaient à pied la grande cour, et se réfugiaient sous une remise, pour s'y mettre à l'abri de la pluie. L'une paraissait agée d'environ cinquante ans; elle était modestement vêtue et portait sur la tête un chapeau de paille sans autre ornement qu'un ruban entourant la forme et venant nouer sous le menton. Une jeune personne de douze à treize ans, habillée plus simplement encore, l'accompagnait. Sa petite robe de guingamp sans garnitures était serrée autour de sa taille par un ruban noir; elle avait pour coiffure une capote de taffetas dont la couleur paraissait un peu altérée par le soleil; un foulard noué à son cou et des souliers de peau noire: telle était la toilette de la jeune inconnue.
L'orage devenant plus violent et la pluie continuant à tomber, madame Dastrol, qui avait une ame trop élevée pour manquer en ce moment aux devoirs de l'hospitalité, fit inviter ces deux dames à se rendre au salon. Elles acceptèrent; et tandis que la ma?tresse de la maison allait

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