elle m'a laissé ignorant et gauche, de m'avoir donné tout au
moins le sentiment de son art harmonieux.
A vrai dire, Ninette, je la préférerais, la blonde déesse, dans son amoureuse nudité,
écartant et agitant sans lois sa blanche ceinture. Je la préférerais loin des salons, se
croyant cachée à tout regard profane, traçant sur le gazon ses pas les plus capricieux. Là,
à peine voilée, foulant mollement l'herbe de ses pieds roses, elle agirait dans son
innocente liberté, elle trouverait le secret de la mélodie du mouvement. Là, j'irais, caché
dans le feuillage, admirer son beau corps, mince et flexible, et suivre du regard les jeux
de l'ombre sur ses épaules, selon que son caprice l'emporterait ou la ramènerait.
Mais, parfois, je me suis pris à la détester, lorsqu'elle s'est présentée à moi sous l'aspect
d'une jeune coquette, bien empesée, niaisement décente; lorsque je l'ai vue obéir
aveuglément à un orchestre, faire la moue, paraître s'ennuyer, étouffer un bâillement en
s'acquittant de ses pas comme d'un devoir. Je dirai le tout: jamais je n'ai admiré sans
chagrin l'immortelle dans un salon. Ses fines jambes s'embarrassent dans les grandes
jupes de nos élégantes; elle se trouve par trop gênée, elle qui ne veut être que liberté et
que caprice; et, troublée, elle se conforme lourdement à nos sottes révérences, perdant
toujours sa grâce pour rencontrer souvent le ridicule.
Je voudrais pouvoir lui fermer nos portes. Si je la souffre quelquefois sous les lustres,
sans trop de tristesse, c'est grâce à ses tablettes d'amour, à son carnet de danse.
Ninon, le vois-tu dans sa main, ce petit livre? Regarde: le fermoir et le porte-crayon sont
en or; jamais on ne vit papier plus doux ni plus parfumé; jamais reliure n'eut plus
d'élégance. Voilà notre offrande à la déesse. D'autres lui ont donné la couronne et
l'écharpe; nous, par bonté d'âme, lui avons fait cadeau du carnet de danse.
Elle avait tant d'adorateurs, la pauvre enfant, on la pressait de tant d'invitations, qu'elle ne
savait plus où donner de la tête. Chacun venait l'admirer en implorant un quadrille, et la
coquette accordait toujours; elle dansait, dansait, perdait la mémoire, était accablée de
réclamations, se trompait encore; de là une confusion terrible, d'immenses jalousies. Elle
se retirait, les pieds brisés, la mémoire perdue. On eut pitié d'elle, on lui donna le petit
livre doré. Depuis ce temps, plus d'oubli, plus de confusion, plus de passe-droit. Lorsque
les amants l'assiègent, elle leur présente le carnet; chacun y inscrit son nom, c'est aux plus
amoureux à arriver les premiers. Fussent-ils cent, les pages blanches sont en grand
nombre. Si, lorsque les lustres pâlissent, tous n'ont pas pressé sa fine taille, qu'ils s'en
prennent à leur paresse, et non à l'indifférence de l'enfant.
Sans doute, Ninon, le moyen était simple. Tu dois t'étonner de mes exclamations à propos
de quelques feuilles de papier. Mais quelques charmantes feuilles, exhalant un parfum de
coquetterie, pleines de doux secrets! Quelle longue liste de beaux amoureux, dont chaque
nom est un hommage, chaque page une soirée entière de triomphe et d'adoration! Quel
livre magique, contenant une vie de tendresse, où le profane ne peut épeler que de vains
noms, où la jeune fille lit couramment sa beauté et l'admiration qu'elle excite!
Chacun vient à son tour faire acte de soumission, chacun vient signer sa lettre d'amour.
Ne sont-ce pas là, en effet, les mille signatures d'une déclaration sous-entendue? Ne
devrait-on pas, si l'on était de bonne foi, les écrire sur le premier feuillet, ces éternelles
phrases, toujours jeunes? Mais le petit livre est discret, il ne veut pas forcer sa maîtresse à
rougir. Elle et lui savent seuls ce qu'il faut rêver.
Franchement, je le soupçonne d'être fort rusé. Vois comme il se dissimule, comme il se
fait naïf et nécessaire. Qu'est-il? sinon un aide pour la mémoire, un moyen tout primitif
de rendre la justice en accordant à chacun son tour. Lui, parler d'amour, troubler les
jeunes filles! on se trompe grandement. Tourne les pages, tu ne trouveras pas le plus petit
"Je t'aime." Il le dit en vérité, rien n'est plus innocent, plus naïf, plus primitif que lui.
Aussi les grands-parents le voient-ils sans effroi dans les mains de leurs filles. Tandis que
le billet signé d'un seul nom se cache sous le corsage, lui, la lettre aux mille signatures, se
montre hardiment. On le rencontre partout au grand jour, dans les salons et dans la
chambre de l'enfant. N'est-il pas le petit livre le moins dangereux qu'on connaisse?
Il trompe jusqu'à sa maîtresse elle-même. Quel péril peut offrir un objet d'un usage si
commun, approuvé d'ailleurs par les grands-parents? Elle le feuillette sans crainte. C'est
ici qu'on peut accuser le carnet de danse de manifeste hypocrisie. Dans le silence, que
penses-tu qu'il murmure à l'oreille de l'enfant? De simples
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