Contes, Nouvelles et Récits | Page 4

Jules Janin
tout ensemble
heureux d'avoir rencontré cette nouvelle mainmortable et honteux de
n'avoir pas encore exploité cette fortune. Il en avait tant de convoitise,
qu'un instant il oublia son compagnon. A la fin, et s'étant bien assuré
qu'il avait son cornet à ses côtés et du parchemin à la marque de
monseigneur (c'était un pot qui se brise, image parlante de la féodalité),
il chercha quelque porte entr'ouverte, afin d'instrumenter contre un
vassal assez hardi pour être un peu mieux logé que son seigneur. Les
portes étaient fermées, mais la fenêtre était ouverte, et du haut de son
cheval M. le bailli put contempler tout à l'aise les crimes contenus dans
cette honnête maison.
Le premier crime était une belle table en noyer, couverte d'une nappe
blanche, et sur la nappe, ô forfait! un pain blanc, et du sel blanc dans
une salière; un morceau de venaison sur un grand plat de riche étain,
plus brillant que l'argent, annonçait un repas tel qu'on en faisait avant la

croisade sous le roi saint Louis. Deux gobelets d'argent étaient remplis
jusqu'au bord d'une liqueur vermeille. Un hanap ciselé par un maître, et
de belles assiettes représentant la reine et le roi de France ajoutaient
leur splendeur à toutes ces richesses bourgeoises. L'ameublement n'était
pas indigne de tout le reste. Enfin, deux jeunes gens, la femme et le
mari, dans tout l'éclat de la force et de la jeunesse, étaient assis,
entourés de trois beaux enfants vêtus comme des princes, et peu
affamés, sans nul doute, à les voir riant et jasant entre eux.
Pendant que M. le bailli dévorait des yeux ce repas qu'un ancien
chevalier de la chevalerie errante eût trouvé cuit à point, et comme il
faisait déjà l'inventaire de ces richesses suspectes, une grande et vive
dispute s'éleva soudain entre la femme et le mari. Il semblait que
celle-ci avait acheté, sans le dire à celui-là, un collier d'or à la ville
voisine, et le mari lui reprochait sa dépense. Après la première
escarmouche, ils en vinrent bien vite aux gros mots, pour finir toujours
par celui-là, si rempli de dangers pourtant: Ma femme au diable!--Au
diable mon mari!
En ce moment, nous convenons que même pour le diable la tentation
était grande, et que la proie était belle. Une femme de vingt ans, un
mari à peu près du même âge. Emporter cela tout de suite représentait
une heureuse et diabolique journée.
--Ami! qui t'arrête? disait le bailli à son camarade. Où trouveras-tu
deux plus belles âmes et plus de larmes que dans les yeux de ces trois
enfants? Prends ta part, j'ai la mienne, et quittons-nous bons amis.
Donc, tout semblait perdu. Le bailli triomphait, la belle maison
tremblait jusqu'en ses fondements. Les enfants pleuraient. Le père et la
mère étaient damnés... Mais au fond de leur âme ils s'aimaient trop
pour être ainsi brouillés si longtemps.
--As-tu bien fait, ma mignonne! as-tu bien fait, s'écriait le jeune homme
au cou de sa femme, et suis-je un mécréant de t'avoir, pour si peu,
grondée! Un brin d'or! te reprocher un brin d'or, quand je devrais te
couvrir de diamants et de perles!

--Non, non, s'écriait la jeune épouse, avec de grosses larmes dans les
yeux, c'est ma faute et non pas la tienne. Où donc avais-je, en effet, si
peu de coeur, que de dépenser en vanités la dot de nos enfants?
Alors, quittant le cou de son mari, elle baisait avec ardeur les deux
petits garçons et la belle petite fille aux yeux bleus, les enfants ne
sachant plus s'ils devaient rire ou pleurer. Et lorsque enfin ils eurent
tous les cinq essuyé ces douces larmes et retrouvé leur sourire, ils
posèrent le petit collier sur la tête de la madone, en guise d'ex-voto, et
tous les cinq agenouillés sous les yeux de la divine mère, ils récitèrent,
les mains jointes: Nous vous saluons, Marie, pleine de grâces!
Ici le diable se sentit si touché, qu'une larme s'échappa de ses yeux et
tomba sur sa joue. On entendit: Pst! le bruit d'une goutte d'eau sur le fer
brûlant. Le bailli, lui, ne fut pas touché le moins du monde. Il sentit
grandir sa furie, et pour toute chose il eût voulu revenir sur ses pas.
Mais avec le diable il faut marcher toujours en avant. Il est la voix qui
dit: Marche! et marche!
En vain voulez-vous faire halte en ce bel endroit du paysage enchanté;
Marche! et marche! En vain la ville offre à vos yeux des beautés
singulières: Marche! et marche! En vain le libertin demande un
moment de répit pour quitter les mauvaises moeurs, et se marier à
quelque innocente: Allons! marche! et marche! Il y a même des instants
où le traître et le tyran feraient trêve assez volontiers à leurs
manoeuvres criminelles: Marthe en
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