Contes, Nouvelles et Récits | Page 2

Jules Janin
terre existât. C'était une relâche, et cette race, taillable
et corvéable à merci, eût peut-être fini par retrouver l'espérance et

quelques épis, si M. le marquis n'eût pas laissé M. son bailli dans son
marquisat dévasté.
Ce bailli, avec un peu plus de courage, eût été homme d'armes au
compte de quelque ravageur de province. Il s'était fait homme de loi,
parce qu'il n'eût pas osé porter une torche ou toucher une épée. Il s'était
donné la tâche unique, ayant droit de basse et haute justice à dix lieues
à la ronde, et jugeant souverainement, de ne rien laisser dans les
masures: pas un oeuf, pas un flocon de laine, un morceau de pain, une
botte de paille. Il revenait de chaque expédition rapportant quelque
chose et soupçonnant ses paysans de cacher leur argent et leur bétail.
Quatre fois par an, ce bourreau entrait en campagne, et, sauve qui peut!
Or, par un jour sombre et pluvieux de l'automne, au moment où déjà la
bise et l'hiver s'avancent, M. le bailli des sires de Mondragon sortit du
château, chaudement enveloppé sous le manteau d'un malheureux
fermier qu'il avait envoyé aux galères. Deux serfs le suivaient, portant
deux sacs vides. Il était monté sur un cheval bien nourri d'avoine et de
foin, de si belle avoine, que les chrétiens de céans en auraient fait leur
pain de fiançailles. L'aspect de cet homme était terrible. Il s'avançait
cependant d'un pas réservé dans la solitude et le silence. Il comprenait
que la haine était à ses trousses et que la vengeance allait devant lui.
Mais rien ne l'arrêtait dans ces expéditions suprêmes.
Quand il eut dépassé le cimetière et l'église, au détour du chemin, il
entra dans une lande aussi stérile que tout le reste, et dans un espace de
vieux arbres qu'il fallait absolument franchir avant d'arriver dans les
villages de la seigneurie. Peu à peu, ne rencontrant personne, il se
sentait rassuré, lorsque, d'un vieux chêne dont la tête se perdait dans les
cieux, il vit sortir un homme... ou tout au moins un fantôme, qui posa
sa main puissante sur la croupe du cheval. Le cheval en éprouva un
soubresaut par tout son corps. Alors le cavalier, tournant la tête, osa
contempler ce compagnon silencieux. C'était moins un corps qu'une
image, une ombre. On voyait briller dans sa face implacable deux yeux
noirs, dont le blanc même était noir. Ça brillait, ça menaçait, ça brûlait.
M. le bailli n'eut pas grand'peine à reconnaître qu'il venait de rencontrer
son grand'père, le diable en personne, et celui-ci, d'une voix de l'autre

monde:
--Je sais où tu vas, dit-il, et je vais de ce côté. Voyageons ensemble...
Ils allèrent donc, lorsqu'ils rencontrèrent au carrefour de la forêt (c'est
incroyable et c'est vrai pourtant) un paysan traînant après lui un porc
qui revenait de la glandée. Il avait sauvé ce porc par grand miracle et
l'emmenait dans son logis, tremblant d'être aperçu par quelque
assesseur du bailli. Certes, celui-ci n'eût pas mieux demandé que
d'enfouir la bête au fond d'un sac et de rentrer dans le château, pour se
remettre en campagne le lendemain; mais le cheval obéissait à la main
ténébreuse. En même temps, le pourceau refusait d'aller plus loin et se
débattait de toutes ses forces.
--Que le diable t'emporte! s'écria le paysan.
A ces mots, le bailli, qui commençait à trembler fort, se sentit tout
rassuré. Car c'est l'usage entre les démons de l'autre monde et les
démons de celui-ci, sitôt que le diable a trouvé sa proie, il faut
nécessairement qu'il l'accepte et s'en aille au loin chercher une autre
aventure. Ainsi, vous rencontreriez Satan lui-même et vous lui
donneriez à emporter la première créature qui s'offrirait à ses yeux:
--Tope là! dirait Satan.
Alors il faudrait bien qu'il se contentât d'une poule noire, ou d'un
mouton, moins encore, d'une grenouille au milieu du chemin. Ces
sortes de pactes, cependant, ne lui déplaisent pas, parce que le hasard et
Satan sont deux bons amis. Plus d'une fois il lui est arrivé de rencontrer
le vieux père, ou la femme, ou le fils de ce même compagnon, qui déjà
s'en croyait quitte à si bon compte.
Hélas! c'est l'histoire d'Iphigénie ou de la fille de Jephté!
Donc, le bailli, de son petit oeil narquois, disait à cet oeil noir:
--Puisqu'on te le donne, ami fantôme, prends ta proie, et va-t'en loin
d'ici. Eh bien, que tardes-tu? c'est le pacte, me voilà délivré de tes

griffes.
A quoi l'homme noir répondit par un rire silencieux et de petites
flammes bleues qui sortaient de sa bouche:
--Oui, dit-il, je tiens ma proie, on me la donne, et je te quitte, à moins
pourtant que ce bonhomme ne m'ait pas donné son porc de bon coeur.
C'est le bon coeur qui fait le présent, tu le sais
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