Consuelo, Tome 1 | Page 9

George Sand
et patiente, ensuite une modestie poussée jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les ma?tres, enfin une absence complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner lui-même. ?Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer. Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai au premier trait.? En somme, bien qu'il reconn?t les moyens extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première le?on, que sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le premier ma?tre venu suffirait pour embarrasser et retarder les progrès naturels et le développement invincible de cette magnifique organisation.
Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand succès dans les premiers r?les.
Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la ritournelle, enflamma ses poumons, et se lan?a, avec son audace, son ambition et son ut de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la palme et de l'autre le sifflet.
Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander; cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux per?ants, qui interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux des murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve remarquables. Certes, son go?t ne fut pas toujours pur, ni son exécution sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours se relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et des élans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait ménagés; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni l'auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation, on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes, exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et toutes les lumières de la science dans les limites du connu.
Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n'échappa aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la séance par un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès qu'obtint le jeune débutant effa?a tellement le sien qu'elle en ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise, il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et d'audace: ?Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n'avez-vous pas un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et qui vous adore??
La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau visage qu'elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre? Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée
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