quelque autre théatre, vous venez r?der autour de notre école, pour voir si nous ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez que j'ai dit la vérité.
--Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez, vous perdez ces pauvres créatures.
--Ah ?a, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?
--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théatres, en leur donnant à chanter de la musique vulgaire et de mauvais go?t. N'est-ce point une désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commen?ait à comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule, d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?
--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille, sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède d'ailleurs les qualités requises pour le théatre?
--Je m'y refuse absolument.
--Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?
--Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.
--Eh bien; ma?tre, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je l'ai devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.
--Oui da? dit le ma?tre d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien s?r?
--Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la plus grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des cheveux dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt un petit rubis qui m'a br?lé en effleurant ma main comme l'étincelle d'un feu magique.
--Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous cacher, en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez donc lui faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle pourra peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos théatres préfère aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des yeux hardis à une intelligence élevée.
--Me serais-je donc trompé, mon cher ma?tre? dit le comte un peu confus; la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?
--Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous pla?t de l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le ma?tre avec malice.
--Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle était seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne l'engagerais pas pour le théatre, parce que le talent sans la beauté n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?
--Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?
--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un go?t passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des le?ons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de mon théatre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de mes soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à l'illustre ma?tre Porpora.
Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise fiori di mare. Il avait pour tout vêtement une culotte fort rapée et une chemise assez fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules blanches et modelées comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait effectivement la beauté grecque d'un jeune faune, et sa physionomie offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de la statuaire pa?enne, d'une mélancolie rêveuse et d'une ironique insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d'un blond vif un peu cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles
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