Conscience | Page 4

Hector Malot
par?t vouloir l'entretenir en particulier pour qu'il cr?t aussit?t qu'on allait lui demander cinquante louis ou vingt francs, si bien que tout ami ou tout camarade était un ennemi contre qui il devait défendre sa bourse. Dans une réunion, s'il sentait que des regards le cherchaient, aussit?t il entrait en défiance. Dans la rue, si l'on se dirigeait vers lui, tout de suite il se mettait sur ses gardes. On lui souriait: il avait peur, et plus grande peur encore quand on lui tendait la main, ne sachant jamais si c'était pour serrer la sienne ou pour qu'il m?t quelque chose dedans. Et, pour n'y rien mettre, il était aux aguets comme si on allait lui sauter dessus, l'oeil ouvert, l'oreille tendue, les deux mains sur ses poches. De là, son attitude avec Saniel, en qui il flairait une demande d'argent, et sa tentative pour y échapper en prenant une voiture. Le guignon voulait qu'il n'en trouvat point, il tacha de se défendre autrement:
--Ne soyez pas surpris, dit-il avec volubilité, en homme qui parle pour qu'on ne puisse pas placer un mot, que j'aie été peiné de voir Brigard prendre à coeur une sortie qui, évidemment, n'était pas dirigée contre lui.
--Ni contre lui, ni contre ses idées.
--Je le reconnais; vous n'avez pas à vous défendre; mais j'ai tant d'amitié, tant d'estime, tant de respect pour Brigard que tout ce qui le touche retentit en moi. Et comment en serait-il autrement, quand on sait ce qu'il vaut et quel homme il est? N'est-elle pas admirable, cette vie de médiocrité qu'il s'est faite volontairement, pour assurer sa liberté? Quel plus bel exemple!
--Tout le monde ne peut pas le suivre.
--Vous croyez qu'on ne peut pas se contenter de dix francs par jour.
--Je veux dire que tout le monde n'a pas la chance de gagner dix francs par jour.
Les craintes vagues de Glady, qui ne reposaient que sur un pressentiment, se précisèrent par ce mot. Après avoir descendu la rue Férou, ils étaient arrivés à la place Saint-Sulpice.
--Je pense que je vais enfin trouver une voiture, dit-il précipitamment.
Mais cette espérance ne se réalisa pas: il n'y avait pas une seule voiture à la station; du coup, l'impatience s'accentua; il était pris et forcé de subir l'assaut de Saniel sans pouvoir se dérober.
Ce fut ce que Saniel formula:
--Vous voilà obligé de faire route avec moi, et, franchement, je m'en réjouis, car j'ai à vous entretenir d'une affaire... sérieuse... dont dépend mon avenir.
--Nous sommes bien mal ici pour causer sérieusement.
--Je ne trouve pas.
--Nous pourrions prendre un rendez-vous.
--A quoi bon, puisque le hasard nous le donne?
Il fallait se résigner et mettre au moins, en attendant, de la bonne grace dans les formes.
--Je suis tout à vous, dit-il, d'un ton gracieux qui contrastait avec ses premières résistances.
Saniel, si pressant quelques instants auparavant, resta un moment silencieux, marchant à c?té de Glady, qui regardait le bitume brillant; enfin, il se décida:
--Je vous ai dit que de l'affaire dont je désirais vous entretenir dépendait mon avenir; la voici en un mot: si je ne trouve pas à me procurer 3,000 francs avant deux jours, je suis obligé de quitter Paris, de renoncer à mes études, à mes travaux en train, pour aller m'enfouir dans mon pays natal et devenir médecin de campagne.
Glady ne broncha pas; car, s'il n'avait pas prévu le chiffre, il attendait la demande: il continua de regarder le bout de ses pieds.
--Vous savez, continua Saniel, que je suis fils de paysans: mon père était maréchal, tout petit maréchal dans un pauvre village de l'Auvergne. A l'école je fis preuve d'une certaine aptitude pour le travail que mes camarades n'avaient pas au même degré. Notre curé me prit en affection et voulut m'apprendre ce qu'il savait, ce qui ne fut pas bien long. Alors il me fit entrer au petit séminaire. Mais je n'avais pas la docilité d'esprit et la soumission de caractère qu'il faut pour cette éducation, et après quelques années de tiraillements, si on ne me renvoya pas, on me fit comprendre qu'on serait bien aise de me voir partir. J'entrai alors comme ma?tre d'étude dans une petite pension, sans appointements, bien entendu, pour la nourriture et le logement. Je passai de bons examens, et je préparais ma licence quand, à la suite d'une discussion, je quittai cette pension. J'avais gagné quelque argent à donner des le?ons particulières et je me trouvais à la tête d'environ quatre-vingts francs. Je partis pour Paris, où j'arrivai, un matin de juin, à cinq heures, sans y conna?tre personne. J'avais une petite caisse, avec quelques chemises dedans, qui m'obligeait à prendre une voiture. Je dis au cocher de me conduire à un h?tel du quartier Latin. Quel h?tel? dit le cocher. Cela m'est égal.--Voulez-vous l'h?tel Racine? Va--pour l'h?tel Racine: le nom me pla?t. Nous roulions depuis assez longtemps quand le
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