aisément.
Vous le voyez, mes réflexions étaient loin d'être apaisantes. En arrivant au pont d'Austerlitz, j'étais résolu à donner avis de mon renvoi sans le moindre commentaire.
Le pont d'Austerlitz est un beau pont. Il s'élance au milieu d'un grand espace blanc. Dès qu'il y a un peu de clarté sur Paris, c'est pour le pont d'Austerlitz. Là, il y a toujours du vent, des odeurs de voyage, des bateaux laborieux, des marchands de riens, des photographes en plein air qui rechargent leurs appareils sous les cottes de leur femme en guise de chambre noire, enfin toutes sortes de distractions pour les yeux. Le pont fait un peu le gros dos, comme s'il était agréablement chatouillé par les tramways et les fardiers qui lui courent sur l'échine. En général, je me plais bien dans les environs du pont d'Austerlitz. C'est un endroit qui n'est pas trop compromis avec mes mauvais souvenirs. Je ne me rappelle pas avoir jamais passé le pont d'Austerlitz en état de honte, ou de colère. ?a compte, des choses comme ?a!
Malheureusement, ce jour-là, le pont d'Austerlitz ne me fit aucun bien. Mes soucis étaient trop cuisants: le pont d'Austerlitz ne fut pas de force.
Je me dirigeai vers le jardin des Plantes et je pensai: ?S?rement, ?a ira mieux dans l'allée des platanes?; car, cette grande allée qui monte vers le Muséum, c'est un endroit où je suis presque toujours heureux.
L'allée des platanes fut un échec complet. En arrivant au niveau des serres, j'étais un peu plus mécontent, un peu plus troublé qu'en passant la grille du jardin. L'allée m'avait laissé filer avec une indifférence évidente, sans plus s'occuper de moi que d'un étranger, sans me faire le moindre signe d'amitié, à moi qui, depuis cinq ans, la caressais dans toute sa longueur quatre fois par jour en été et trois fois par jour en hiver.
J'en ressentis une pénible impression d'abandon et d'hostilité chez les choses. Mauvais signe, monsieur, quand les choses nous trahissent dans les circonstances graves.
Bien pis! la vue du jardin botanique me procura un trouble imprévu: le jardin botanique était fermé. Je compris donc que j'étais en avance et que, si je poursuivais ma route, mon arrivée à la maison, en pleine matinée, aurait quelque chose d'insolite qui précipiterait la catastrophe, c'est-à-dire l'explication.
Je revins vers la fosse aux ours. Je ne le fis pas sans une sourde colère: toutes mes habitudes renversées! Rien d'étonnant que le monde familier ne me f?t pas secourable, puisque je bouleversais tout, puisque je dénon?ais le pacte, puisque j'arrivais alors que l'on ne m'attendait pas, comme un mari soup?onneux qui revient de voyage à l'improviste.
J'avais plus d'une heure à gaspiller avant de pouvoir regagner la rue du Pot-de-Fer. Je passai ce temps à louvoyer autour du jardin botanique, comme un navire en vue du port et qui attend le flot pour entrer.
J'étais bien décidé à ne pas souffler mot de mon histoire; mais la certitude que ma mère allait me demander des éclaircissements ne laissait pas de m'exaspérer.
Je pensais: ?Si elle m'adresse le moindre reproche, je ne lui répondrai rien. Je resterai glacé, digne, comme un homme qui a souffert une grande injustice. Car, somme toute, je suis la victime dans cette affaire. Je viens de souffrir une grande injustice, on me doit excuses et consolations.
?S?rement, elle va me gronder, elle me traite toujours comme un enfant. S?rement, elle va se plaindre, me questionner, me parler argent. Oh! ?a, non! Voilà une matière qui a le don de m'exaspérer. Je ne veux pas entendre parler argent.
?Si, comme la chose est vraisemblable, elle me gourmande, je suis résolu à ne rien lui cacher de ce que je pense. Je lui dirai mon avis sur cette sale situation que je viens de perdre. Est-ce ma faute, à moi, si je suis entré dans les bureaux? Moi, je voulais faire de la chimie. Je n'ai aucune aptitude pour ce hideux métier de rond-de-cuir. Pourquoi maman m'a-t-elle poussé à prendre une place chez Mo?tier, d'abord, chez Socque et Sureau ensuite? J'étais fait pour la chimie. Tout ce qui arrive devait fatalement arriver. Pourquoi ne m'a-t-elle pas laissé suivre ma voie? Nous sommes pauvres, c'est entendu; mais ce n'est pas une raison pour avoir faussé ma carrière, perdu ma vie, compromis, gaché mon bonheur. Non! Non! Je n'accepte aucun reproche au sujet de cette situation que je viens de perdre. Si on ne m'avait pas forcé à la prendre, je ne l'aurais pas perdue.?
En arpentant les allées tortueuses du Labyrinthe, je me sentais gonflé, tuméfié par un monde de pensées venimeuses. Mes pas revenaient toujours dans le même cercle stupide et mes sentiments tournoyaient sur place, comme un vol de sansonnets qui ne sait où se poser. J'arrivais graduellement à cette conclusion que ma mère était la seule personne responsable de mon infortune. C'était elle qui
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