Clotilde Martory | Page 7

Hector Malot

mois d'octobre, le général consacre deux heures par jour à l'arroser, et
quand la sécheresse est persistante, il achète de porte en porte de l'eau à
tous ses voisins. Quand le saule jaunit, le général est menacé de la
jaunisse.
--Mais c'est touchant ce que vous racontez là.
--Vous pourrez voir ça; le général montre volontiers son monument; et
comme vous êtes militaire, il vous invitera peut-être à dijuner, ce qui
vous donnera l'occasion de l'entendre rappeler sa cuisinière à l'ordre, si
par malheur elle a laissé brûler la sauce dans la casterole. C'est là, en
effet, sa façon de s'exprimer; car, pour devenir général, il a dépensé

plus de sang sur les champs de bataille que d'encre sur le papier. En
même temps, vous ferez connaissance avec un personnage intéressant
aussi à connaître: le commandant de Solignac, qui a figuré dans les
conspirations de Strasbourg et de Boulogne, et qui est l'ami intime, le
commensal du vieux Martory; celui-là est un militaire d'un autre genre,
le genre aventurier et conspirateur, et nous pourrions bien lui voir jouer
prochainement un rôle actif dans la politique, si Louis-Napoléon
voulait faire un coup d'État pour devenir empereur.
--Ce n'est pas l'ami du général Martory que je désire connaître, c'est sa
fille.
--J'aurais voulu vous en parler, mais je ne sais rien d'elle ou tout au
moins peu de chose. Elle a perdu sa mère quand elle était enfant et elle
a été élevée à Saint-Denis, d'où elle est revenue l'année dernière
seulement. Cependant, puisque nous sommes sur son sujet, je veux
ajouter un mot, un avis, même un conseil si vous le permettez: Ne
pensez pas à Clotilde Martory, ne vous occupez pas d'elle. Ce n'est pas
du tout la femme qu'il vous faut: le général n'a pour toute fortune que sa
pension de retraite, et il est gêné, même endetté. Si vous voulez vous
marier, nous vous trouverons une femme qui vous permettra de
soutenir votre nom. Nous avons tous, dans notre famille, beaucoup
d'amitié pour vous, mon cher Saint-Nérée, et ce sera, pour une
Bédarrides, un honneur et un bonheur d'apporter sa fortune à un mari
tel que vous. Ce que je vous dis là n'est point paroles en l'air; elles sont
réfléchies, au contraire, et concertées. Mademoiselle Martory a pu vous
éblouir, elle ne doit point vous fixer.

IV
Ce n'était pas la première fois qu'on me parlait ce langage dans la
famille Bédarrides, et déjà bien souvent on avait de différentes
manières abordé avec moi ce sujet du mariage.
--Il faut que nous mariions M. de Saint-Nérée, disait madame
Bédarrides mère chaque fois que je la voyais. Qu'est-ce que nous lui

proposerions bien?
Et l'on cherchait parmi les jeunes filles qui étaient à marier. Je me
défendais tant que je pouvais, en déclarant que je ne me sentais aucune
disposition pour le mariage, mais cela n'arrêtait pas les projets qui
continuaient leur course fantaisiste.
Les gens qui cherchent à vous convertir à leur foi religieuse ou à leurs
idées politiques deviennent heureusement de plus en plus rares chaque
jour, mais ceux qui veulent vous convertir à la pratique du mariage sont
toujours nombreux et empressés.
Le plus souvent, ils vivent dans leur intérieur comme chien et chat; peu
importe: ils vous vantent sérieusement les douceurs et les joies du
mariage. Ils vous connaissent à peine, pourtant ils veulent vous marier,
et il faudrait que vous eussiez vraiment bien mauvais caractère pour
refuser celle à laquelle ils ont eu la complaisance de penser pour vous.
C'est pour votre bonheur; acceptez les yeux fermés, quand ce ne serait
que pour leur faire plaisir.
On rit des annonces de celui qui a fait sanctionner le courtage
matrimonial et qui en a été «l'initiateur et le propagateur;» le monde
cependant est plein de courtiers de ce genre qui font ce métier pour rien,
pour le plaisir. Ayez mal à une dent, tous ceux que vous rencontrerez
vous proposeront un remède excellent; soyez garçon, tous ceux qui
vous connaissent vous proposeront une femme parfaite.
Ce fut là à peu près la réponse que je fis à Marius Bédarrides, au moins
pour le fond; car pour la forme, je tâchai de l'adoucir et de la rendre à
peu près polie. Les intentions de ce brave garçon étaient excellentes, et
ce n'était pas sa faute si la manie matrimoniale était chez lui héréditaire.
--Je dois avouer, me dit-il d'un air légèrement dépité, que je ne sais
comment concilier la répulsion que vous témoignez pour le mariage
avec l'enthousiasme que vous ressentez pour mademoiselle Martory,
car enfin vous ne comptez pas, n'est-ce pas, faire de cette jeune fille
votre....

--Ne prononcez pas le mot qui est sur vos lèvres, je vous prie; il me
blesserait. J'ai vu chez vous une jeune fille qui m'a paru admirable; j'ai
désiré
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