respirant son haleine, plongeant
dans ses yeux, je ne pensai pas à parler et me laissai emporter par
l'ivresse de la danse.
Lorsque je la quittai après l'avoir ramenée, tout ce que je savais d'elle,
c'était qu'elle n'était point de Marseille, et qu'elle avait été amenée à
cette soirée par une cousine, chez laquelle elle était venue passer
quelques jours.
Ce n'était point assez pour ma curiosité impatiente. Je voulus savoir qui
elle était, comment elle se nommait, quelle était sa famille; et je me mis
à la recherche de Marius Bédarrides, le frère de la mariée, pour qu'il me
renseignât; puisque cette jeune fille était invitée chez lui, il devait la
connaître.
Mais Marius Bédarrides, peu sensible au plaisir de la danse, était au jeu.
Il me fallut le trouver; il me fallut ensuite le détacher de sa partie, ce
qui fut long et difficile, car il avait la veine, et nous revînmes dans la
tente juste au moment où la jeune fille sortait.
--Je ne la connais pas, me dit Bédarrides, mais la dame qu'elle
accompagne est, il me semble, la femme d'un employé de la mairie.
C'est une invitation de mon beau-frère. Par lui nous en saurons plus
demain; mais il vous faut attendre jusqu'à demain, car nous ne pouvons
pas décemment, ce soir, aller interroger un jeune marié; il a autre chose
à faire qu'à nous répondre. Vous lui parleriez de votre jeune fille, que,
s'il vous répondait, il vous parlerait de ma soeur; ça ferait un quiproquo
impossible à débrouiller. Attendez donc à demain soir; j'espère qu'il me
sera possible de vous satisfaire; comptez sur moi.
Il fallut s'en tenir à cela; c'était peu; mais enfin c'était quelque chose.
III
Je quittai le bal; je n'avais rien à y faire, puisqu'elle n'était plus là.
Je m'en revins à pied à Marseille, bien que la distance soit assez grande.
J'avais besoin de marcher, de respirer. J'étouffais. La nuit était
splendide, douce et lumineuse, sans un souffle d'air qui fit résonner le
feuillage des grands roseaux immobiles et raides sur le bord des canaux
d'irrigation. De temps en temps, suivant les accidents du terrain et les
échappées de vue, j'apercevais au loin la mer qui, comme un immense
miroir argenté, réfléchissait la lune.
Je marchais vite; je m'arrêtais; je me remettais en route machinalement,
sans trop savoir ce que je faisais. Je n'étais pas cependant insensible à
ce qui se passait autour de moi, et en écrivant ces lignes, il me semble
respirer encore l'âpre parfum qui s'exhalait des pinèdes que je traversais.
Les ombres que les arbres projetaient sur la route blanche me
paraissaient avoir quelque chose de fantastique qui me troublait; l'air
qui m'enveloppait me semblait habité, et des plantes, des arbres, des
blocs de rochers sortaient des voix étranges qui me parlaient un langage
mystérieux. Une pomme de pin qui se détacha d'une branche et tomba
sur le sol, me souleva comme si j'avais reçu une décharge électrique.
Que se passait-il donc en moi? Je tâchai de m'interroger. Est-ce que
j'aimais cette jeune fille que je ne connaissais pas, et que je ne devais
peut-être revoir jamais?
Quelle folie! c'était impossible.
Mais alors pourquoi cette inquiétude vague, ce trouble, cette émotion,
cette chaleur; pourquoi cette sensibilité nerveuse? Assurément, je
n'étais pas dans un état normal.
Elle était charmante, cela était incontestable, ravissante, adorable. Mais
ce n'était pas la première femme adorable que je voyais sans l'avoir
adorée.
Et puis enfin on n'adore pas ainsi une femme pour l'avoir vue dix
minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait absurde,
ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualités, les
séductions qui, les unes après les autres, se révèlent en elle dans une
fréquentation plus ou moins longue. S'il en était autrement, l'homme
serait à classer au même rang que l'animal; l'amour ne serait rien de
plus que le désir.
Pendant assez longtemps, je me répétai toutes ces vérités pour me
persuader que ma jeune fille m'avait seulement paru charmante, et que
le sentiment qu'elle m'avait inspiré était un simple sentiment
d'admiration, sans rien de plus.
Mais quand on est de bonne foi avec soi-même, on ne se persuade pas
par des vérités de tradition; la conviction monte du coeur aux lèvres et
ne descend pas des lèvres au coeur. Or, il y avait dans mon coeur un
trouble, une chaleur, une émotion, une joie qui ne me permettaient pas
de me tromper.
Alors, par je ne sais quel enchaînement d'idées, j'en vins à me rappeler
une scène du Roméo et Juliette de Shakspeare qui projeta dans mon
esprit une lueur éblouissante.
Roméo masqué s'est introduit chez le vieux Capulet qui donne une fête.
Il a vu Juliette pendant dix minutes et il a échangé quelques paroles
avec elle. Il part, car

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