Chateaubriand | Page 9

Jules Lemaitre
victoire?; il laisse son frère à Bruxelles, traverse Liège, Aix-la-Chapelle, Cologne, Coblentz, Trêves, où il rejoint l'armée des princes. L'ordre est de marcher sur Thionville (où commande Wimpfen). L'armée royaliste y arrive le 1er septembre.
?Auprès de notre camp indigent et obscur en existait un autre brillant et riche. à l'état-major on ne voyait que fourgons remplis de comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp.? Le ?camp indigent et obscur? se composait de gentilshommes pauvres classés par provinces et servant en qualité de simples soldats, qui détestent l'autre camp, celui des élégants et des gentilshommes de cour. Ainsi, la partie rurale et pauvre de l'armée des émigrés avait pour l'autre partie quelques-uns des sentiments des révolutionnaires eux-mêmes. En somme, cette armée ne semble pas avoir eu la foi.
Chateaubriand raconte tout cela fort gaiement. ?Nous surg?mes invaincus à Thionville, car chemin faisant nous ne rencontrames personne.? Monsieur et le comte d'Artois se montrent, font la reconnaissance de la place, somment en vain Wimpfen, et disparaissent. Tout cela ne para?t pas très sérieux. On commence le siège, on fait quelques travaux et quelques démonstrations, on re?oit quelques bombes. On fait la cuisine, on lave son linge, on couche sous la tente. La vie est un peu dure, mais fort convenable à des hobereaux chasseurs. Derrière le camp s'est formée une espèce de marché ou de foire. Les paysans amènent des quartauts de vin; on fait frire des saucisses et sauter des crêpes. Des paysannes vendent du lait. On boit et on mange ferme en racontant des histoires. ?Cette vie de soldat, dit Chateaubriand, est très amusante; je me croyais encore parmi les Indiens.?
Je ne pense pas que personne ait jamais plus clairement senti l'ironie et la folie des choses, l'envers des grands sentiments et des grands desseins, la misère des coulisses de l'histoire; ait tour à tour mieux connu la joyeuse absurdité de tout, plus joui d'être vidé de toute croyance et raillé plus sinistrement que le chevalier de Chateaubriand devant Thionville. ?Je me souviens d'avoir dit à mon camarade Ferron que le roi périrait sur l'échafaud et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI.? Il avait donc, s'il faut l'en croire, le sentiment de tuer allègrement son roi en mangeant des saucisses à la foire, auprès du camp.
Mais, un jour que, recru de fatigue, il dormait presque sous les roues des aff?ts où il était de garde, un obus lui envoya un éclat à la cuisse droite. ?Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne m'aper?us de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse de mon mouchoir... Pendant ce temps-là, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris: ma femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi.? Et voilà des émotions.
Quelques heures après, on lève le siège et l'on part pour Verdun. Sa blessure ne lui permettant de marcher qu'avec douleur, Chateaubriand se tra?ne comme il peut à la suite de sa compagnie, qui bient?t se débande. Le plan du chevalier est de parvenir à Ostende et de s'embarquer pour Jersey, où il trouvera son oncle Bédée. Tout cela avec dix-huit livres tournois dans sa poche. Miné de fièvre, puis atteint d'une ?petite vérole confluente?, boitillant sur sa béquille, ses cheveux pendant sur son visage que masquent sa barbe et ses moustaches, la cuisse entourée d'un torchis de foin, une couverture de laine par-dessus son uniforme en loques; guettant sur les routes les charrettes des paysans; couchant où il peut; de fossé en fossé, de grange en grange et de charrette en charrette, il arrive à Namur, puis à Bruxelles où il retrouve son frère et re?oit quelques soins; puis à Ostende par les canaux; nolise avec quelques Bretons une barque pontée, couche dans la cale sur des galets, fait relache à Guernesey, où un prêtre émigré lui lit les prières des agonisants et où le capitaine le fait débarquer sur le quai pour qu'il ne meure pas à bord. (Tout cela, à ce qu'il raconte.) Mais il rembarque le lendemain (car il a un tempérament de fer) et tombe enfin, à Saint-Hélier, chez son oncle Bédée. Il y demeure quatre mois entre la vie et la mort, et il apprend, dans son lit de malade, la mort de Louis XVI. Quand il peut marcher, il arrête sa place dans un paquebot et débarque à Southampton le 17 mai 1793.
Il n'a pas vingt-cinq ans; et l'on peut dire que, pour ce qui est de voir, de sentir et d'être ému, il n'a pas perdu son temps.
Sans doute une vie ordinaire et tout unie peut contenir des sentiments violents, et des drames de l'esprit ou du coeur; et sans doute, d'autre part, il y avait eu dans notre littérature (au dix-septième siècle même) de beaux
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