Homme
de lettres, jadis, il avait souffert d'être méconnu et la littérature en a perdu d'autres que lui;
je dis: la littérature méconnue. J'incline à penser qu'il avait connu les déboires, même
avant ses tentatives littéraires et qu'en divers métiers, il avait reçu plus de chiquenaudes
que d'appointements. Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c'est qu'il
avait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux qui servaient de pâture à
l'esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme de Jenkovski, écrivain russe très connu). Sans
doute beaucoup de temps avait passé depuis, mais l'aspic de la vanité littéraire fait parfois
des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtout chez les individus bornés.
Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, Foma Fomitch s'était à jamais
joint au troupeau des affligés, des déshérités, des errants. Je pense que c'est de ce moment
que se développa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges, d'hommages,
d'admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvé moyen de rassembler autour de lui un
cercle d'imbéciles extasiés. Son premier besoin était d'être le premier quelque part,
n'importe où, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, il s'en chargeait
lui-même. Une fois qu'il fut devenu le maître incontesté de la maison de mon oncle, je me
souviens de l'avoir entendu prononcer les paroles que voici:
«Je ne resterai plus longtemps parmi vous -- et son ton s'emplissait d'une gravité
mystérieuse -- Quand je vous aurait tous établis et que je vous aurai fait saisir le sens de
la vie, je vous dirai adieu et je m'en irai à Moscou pour y fonder une revue. Je ferai des
cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs. Alors, mon nom retentira
partout et malheur à mes ennemis!»
Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait une récompense immédiate. Il est
toujours agréable d'être payé d'avance et surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se
présentait sérieusement à mon oncle comme venu au monde pour accomplir une grande
mission où le conviait sans cesse un homme ailé qui le visitait la nuit. Il devait écrire un
livre compact et salutaire aux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de toute la
terre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait l'heure du cataclysme, Foma, renonçant
à sa gloire, se retirerait dans un monastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la
patrie, au fond des catacombes de Kiev.
Il vous est maintenant loisible d'imaginer ce que pouvait devenir ce Foma après toute une
existence d'humiliations, de persécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel
et vaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait son pain à
bouffonner, ce Foma à l'âme de tyran en dépit de sa nullité, ce Foma vantard et insolent à
l'occasion! ce qu'il pouvait devenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la
gloire, quand il se vit admiré et choyé d'une protectrice idiote et d'un protecteur fasciné et
débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé à s'implanter après tant de pérégrinations! Mais
il me faut ici développer le caractère de mon oncle; le succès de Foma serait
incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu'il exerçait dans la maison et que sa
métamorphose en grand homme.
Mon oncle n'était pas seulement bon, mais encore d'une extrême délicatesse sous son
écorce un peu grossière, et d'un courage à toute épreuve. J'ose employer ce terme de
courage, car aucun devoir, aucune obligation ne l'eussent arrêté; il ne connaissait pas
d'obstacles. Son âme noble était pure comme celle d'un enfant. Oui, à quarante ans, c'était
un enfant expansif et gai, prenant les hommes pour des anges, s'accusant de défauts qu'il
n'avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant même où il n'y en avait
jamais eu. Il était de ces grands coeurs qui ne sauraient sans honte supposer le mal chez
les autres, qui parent le prochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès, qui
vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur eux toutes leurs fautes. Leur
vocation est de sacrifier aux intérêts d'autrui. On l'eût pris pour un être veule et faible de
caractère et sans doute, il était trop faible; cependant, ce n'était pas manque d'énergie,
mais crainte d'humilier, crainte de faire souffrir ses semblables qu'il aimait tous.
Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense de ses propres intérêts,
n'hésitant jamais à les sacrifier pour des gens qui se moquaient de lui. Il lui semblait
impossible qu'il eût des ennemis; il en avait cependant, mais ne les voyait point. Ayant
une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujours et se soumettait en tout, mais par
bonhomie, par délicatesse et -- disait-il, en vue d'éloigner tout reproche de faiblesse
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.