Carnet dun inconnu | Page 3

Fyodor Dostoyevsky
donnait des lectures salutaires à l'âme, parlait avec une éloquence larmoyante des
diverses vertus chrétiennes, racontait sa vie et ses exploits. Il allait à la messe et même à
matines, prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passé maître en l'art
d'expliquer les rêves et dans celui de médire du prochain. Le général, qui devinait ce qui
se passait chez sa femme, s'en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre-
douleur, mais cela ne servait qu'à rehausser son prestige de héros aux yeux de la générale
et de toute sa domesticité.
Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, non sans quelque originalité. Ce
libre penseur, cet athée avait été pris d'une peur terrible, priant, se repentant, s'accrochant
aux icônes, appelant les prêtres. Et l'on disait des messes et on lui administrait les
sacrements, tandis que le malheureux criait qu'il ne voulait pas mourir et implorait avec
des larmes le pardon de Foma Fomitch. Et voici comment l'âme du général quitta sa
dépouille mortelle.
La fille du premier lit de la générale, ma tante Prascovia Ilinichna, vieille fille et victime
préférée du général -- qui n'avait pu s'en passer pendant ses dix ans de maladie, car elle
seule savait le contenter par sa complaisance bonasse, -- s'approcha du lit et, versant un
torrent de larmes, voulut arranger un oreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la
saisit, comme l'occasion, par les cheveux et les lui tira trois fois en écumant de rage.
Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonel malgré que la générale eût
déclaré qu'elle aimait mieux mourir que de le voir en un pareil moment, et l'enterrement
somptueux fut naturellement payé par ce fils impie que l'on ne voulait pas voir.
Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, village totalement ruiné et divisé
entre plusieurs propriétaires, où le général possédait ses cent âmes et le marbre en fut
zébré d'inscriptions célébrant l'intelligence, les talents, la grandeur d'âme du général avec
mention de son grade et de ses décorations. La majeure partie de ce travail épigraphique
était due à Foma Fomitch.
Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son fils révolté. Entourée de ses
familiers et de ses chiens, elle criait à travers ses sanglots qu'elle mangerait du pain sec,
qu'elle boirait ses larmes, qu'elle irait mendier sous les fenêtres plutôt que de vivre à
Stépantchikovo avec «l'insoumis» et que jamais, jamais elle ne mettrait les pieds dans
cette maison. Les dames prononcent d'ordinaire ces mots: les pieds avec une grande
véhémence, mais l'accent qu'y savait mettre la générale était de l'art. Elle donnait à son
éloquence un cours intarissable...cependant qu'on préparait activement les malles pour le
départ.
Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement les quarante verstes qui
séparaient Stépantchikovo de la ville, mais ce fut seulement quinze jours après
l'inhumation qu'il obtint la permission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.

Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, il reprochait à l'insoumis sa
conduite «inhumaine», le faisait pleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et
ce fut le début de l'influence despotique prise depuis par Foma sur mon pauvre oncle. Il
avait compris à quel homme il avait affaire et que son rôle de bouffon était fini, qu'il
allait pouvoir devenir à l'occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.
-- Pensez à ce que vous ressentirez, disait-il, si votre propre mère, appuyant sur un bâton
sa main tremblante et desséchée par la faim, s'en allait demander l'aumône! Quelle chose
monstrueuse, si l'on considère et sa situation de générale et ses vertus. Et quelle émotion
n'éprouveriez-vous pas le jour où (par erreur, naturellement, mais cela peut arriver) où
elle viendrait tendre la main à votre porte pendant que vous, son fils, seriez baigné dans
l'opulence! Ce serait terrible, terrible! Mais ce qui est encore plus terrible, colonel,
permettez-moi de vous le dire, c'est de vous voir rester ainsi devant moi plus insensible
qu'une solive, la bouche bée, les yeux clignotants... C'est véritablement indécent, alors
que vous devriez vous arracher les cheveux et répandre un déluge de larmes...
Dans l'excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, mais c'était l'habituel
aboutissement de son éloquence. Comme on le pense bien, la générale avait fini par
honorer Stépantchikovo de son arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses
chiens, de Foma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente. Elle allait
essayer -- disait-elle -- de vivre avec son fils et éprouver la valeur de son respect. On
imagine la situation du colonel au cours de cette épreuve. Au début, en raison de son
deuil récent, elle croyait devoir donner carrière à sa douleur deux ou trois fois par
semaine, au souvenir de
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