Cantique de Noël | Page 4

Charles Dickens
pauvres et les indigents qui souffrent énormément dans la saison où nous sommes. Il y en a des milliers qui manquent du plus strict nécessaire, et des centaines de mille qui n'ont pas à se donner le plus léger bien-être.
-- N'y a-t-il pas des prisons? demanda Scrooge.
-- Oh! en très grand nombre, dit l'étranger laissant retomber sa plume.
-- Et les maisons de refuge, continua Scrooge, ne sont-elles plus en activité?
-- Pardon, monsieur, répondit l'autre; et pl?t à Dieu qu'elles ne le fussent pas!
-- Le moulin de discipline et la loi des pauvres sont toujours en pleine vigueur, alors? dit Scrooge.
-- Toujours; et ils ont fort à faire tous les deux.
-- Oh! j'avais craint, d'après ce que vous me disiez d'abord, que quelque circonstance imprévue ne f?t venue entraver la marche de ces utiles institutions. Je suis vraiment ravi d'apprendre le contraire, dit Scrooge.
-- Persuadés qu'elles ne peuvent guère fournir une satisfaction chrétienne du corps et de l'ame à la multitude, quelques-uns d'entre nous s'efforcent de réunir une petite somme pour acheter aux pauvres un peu de viande et de bière, avec du charbon pour se chauffer. Nous choisissons cette époque, parce que c'est, de toute l'année, le temps où le besoin se fait le plus vivement sentir, et où l'abondance fait le plus de plaisir. Pour combien vous inscrirai-je?
-- Pour rien! répondit Scrooge.
-- Vous désirez garder l'anonyme.
-- Je désire qu'on me laisse en repos. Puisque vous me demandez ce que je désire, messieurs, voilà ma réponse. Je ne me réjouis pas moi-même à No?l, et je ne puis fournir aux paresseux les moyens de se réjouir. J'aide à soutenir les établissements dont je vous parlais tout à l'heure; ils co?tent assez cher: ceux qui ne se trouvent pas bien ailleurs n'ont qu'à y aller.
-- Il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas, et beaucoup d'autres qui aimeraient mieux mourir.
-- S'ils aiment mieux mourir, reprit Scrooge, ils feraient très bien de suivre cette idée et de diminuer l'excédent de la population. Au reste, excusez-moi; je ne connais pas tout ?a.
-- Mais il vous serait facile de le conna?tre, observa l'étranger.
-- Ce n'est pas ma besogne, répliqua Scrooge. Un homme a bien assez de faire ses propres affaires, sans se mêler de celles des autres. Les miennes prennent tout mon temps. Bonsoir, messieurs.?
Voyant clairement qu'il serait inutile de poursuivre leur requête, les deux étrangers se retirèrent. Scrooge se remit au travail, de plus en plus content de lui, et d'une humeur plus enjouée qu'à son ordinaire.
Cependant le brouillard et l'obscurité s'épaississaient tellement, que l'on voyait des gens courir ?à et là par les rues avec des torches allumées, offrant leurs services aux cochers pour marcher devant les chevaux et les guider dans leur chemin. L'antique tour d'une église, dont la vieille cloche renfrognée avait toujours l'air de regarder Scrooge curieusement à son bureau par une fenêtre gothique pratiquée dans le mur, devint invisible et sonna les heures, les demies et les quarts dans les nuages avec des vibrations tremblantes et prolongées, comme si ses dents eussent claqué là-haut dans sa tête gelée. Le froid devint intense dans la rue même. Au coin de la cour, quelques ouvriers, occupés à réparer les conduits du gaz, avaient allumé un énorme brasier, autour duquel se pressait une foule d'hommes et d'enfants déguenillés, se chauffant les mains et clignant les yeux devant la flamme avec un air de ravissement. Le robinet de la fontaine était délaissé et les eaux refoulées qui s'étaient congelées tout autour de lui formaient comme un cadre de glace misanthropique, qui faisait horreur à voir.
Les lumières brillantes des magasins, où les branches et les baies de houx pétillaient à la chaleur des becs de gaz placés derrière les fenêtres, jetaient sur les visages pales des passants un reflet rougeatre. Les boutiques de marchands de volailles et d'épiciers étaient devenues comme un décor splendide, un glorieux spectacle, qui ne permettait pas de croire que la vulgaire pensée de négoce et de trafic e?t rien à démêler avec ce luxe inusité. Le lord-maire, dans sa puissante forteresse de Mansion-House, donnait ses ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante sommeliers pour fêter No?l, comme doit le faire la maison d'un lord-maire; et même le petit tailleur qu'il avait condamné, le lundi précédent, à une amende de cinq schellings pour s'être laissé arrêter dans les rues ivre et faisant un tapage infernal, préparait tout dans son galetas pour le pouding du lendemain, tandis que sa maigre moitié sortait, avec son maigre nourrisson dans les bras, pour aller acheter à la boucherie le morceau de boeuf indispensable.
Cependant le brouillard redouble, le froid redouble! un froid vif, apre, pénétrant. Si le bon saint Dunstan avait seulement pincé le nez du diable avec un temps pareil, au lieu de se servir de ses armes familières,
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